Mémoire souillée à Nantes !


Socle de la statue de Jules Durand - Ancienne Manufacture des tabacs de Nantes 
"Le passé est maudit, le présent me dévore et l'avenir me tourmente" (Jules Durand)

De mon arrière-grand-père Henri Maumy, je n'ai reçu d'autre héritage que sa carte d'adhérent à la SFIO (section du Toulon à Périgueux), datée de 1909, toute couverte de timbres roses frappés RS, où une Marianne socialiste à la poitrine aussi généreuse que fragile et dénudée, tient devant un soleil radieux, plantée comme une lance sur les gerbes et les fûts débordants du bonheur à venir, la hampe si légère du lourd drapeau saignant de l'espérance humaine.
 

Héritage infime, héritage précieux cependant.

Car en 1920, après la grande grève des cheminots, et la dure répression souhaitée par Aristide Briand, mon arrière-grand-père, Henri Maumy, membre de la SFIO et l'un des meneurs de la grève du Toulon à Périgueux, fut révoqué.
Il chercha partout du travail, sans rien trouver - on n'embauchait pas un meneur, en 1920, à Périgueux.
Il était père de deux petits garçons. C'était un homme droit, intelligent et travailleur, mais partout on lui fermait la porte comme à un criminel. Enfin un parent lui trouva une misérable place d'ouvrier, très loin, à Paris. Il mourut plus tard en silence d'un cancer de la gorge - comme il convenait à un homme dont la voix resta toujours étouffée et qui dut ravaler tous ses cris.
Quelques années plus tôt, Jules Durand, qui était, lui, le meneur de la grève des charbonniers au Havre, avait été condamné à mort par la cour d'assises de Rouen. Il passa sept mois dans le quartier des condamnés avant d'être finalement gracié. Mais il avait depuis longtemps perdu la raison et mourut enfermé en lui-même, pauvre fou avalé par l'oubli, étouffé par les cris de son âme en détresse.
 
Aujourd'hui, mon arrière-grand-père est tout à fait oublié, même de ses descendants.
A Nantes où il est né, Aristide Briand a sa statue, devant l'ancien palais de justice dont on vient de faire un hôtel de luxe, - statue lourde et trapue, bronze luisant, indéboulonnable et triomphant, du grand homme marchant vers l'avenir, courbé, guidé par ces curieuses étoiles terrestres et grises qu'on a tracées à ses pieds, et qu'il suit du regard, tête penchée vers le sol, en tribun d'ici-bas que les rêves célestes n'ont jamais entraîné plus loin que de raison.
Jules Durand, le meneur foudroyé, n'a, lui, pour mausolée, que ce socle abîmé, dans un petit coin sombre de l'ancienne Manufacture. Il paraît à vrai dire qu'un jour il y eut là une vraie, une belle statue, toute en fil d'acier tordu comme l'âme du pauvre Christ qu'il fut - et que cette statue, à peine installée, fut emportée, on ne sait par qui, et jamais retrouvée. Jamais remplacée non plus.
Sous la fonte rouillée, sur une face de la pierre qui s'effrite, on peut lire encore "Jules Durand" - sur l'autre face se désagrègent quelques vers de Paul Eluard. 
Tout cela tellement laid, défait, tagué et souillé qu'on ne doute pas que cela ne soit retiré de la vue des promeneurs à la prochaine campagne de rénovation des lieux.
 
Ombres infortunées de Jules et d'Henri, chers doux martyrs errant côte à côte au long de tous les boulevards Durand de ce monde, meneurs brisés de l'armée des rêveurs de lune et des marcheurs de progrès, chargés de toute l'infortune de ce monde, où irez-vous alors pleurer l'amour et la fraternité ?

 

Publié dans Nantes

le par Carole Chollet-Buisson

 

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