Le Havre en 1910

 

 

" J'ai parlé d'un clan de la bourgeoisie à la fin du siècle dernier. Ce que l'on désigne partout sous l'appellation générale " la haute société", c'est-à-dire la grande bourgeoisie, formait au Havre une caste très fermée de descendants des grands armateurs et des grands négociants qui avaient misé avec bonheur sur la guerre de course, la traite des Noirs, la pèche à la baleine et le négoce d'importations à la mode du temps. C'étaient de grosses situations bien établies malgré les aléas de la spéculation sur les cafés et poivres, les laines et cotons, etc. De superbes propriétés qui étaient de véritables petits châteaux au milieu d'un parc témoignaient la solidité de la fortune reçue en hoirie et augmentée, formant le si joli fond de toile qu'est le coteau dominant la ville sur toute la longueur : "la Côte" qui va de Sainte-Adresse à l'entrée de Graville.

" Une espèce de hautaine indifférence pour tout ce qui n'approchait pas du clan par la fortune marquait encore la plupart de ces nababs, dont certains semblaient ignorer que sans parents fortunés ils n'auraient pu être ce qu'ils étaient. Dans un roman sur Rouen, Pierre-René Wolf nomma un clan similaire d'industriels le Sac d'or. Au Havre comme à Rouen, et sans doute comme partout ailleurs, tout se ramenait à cela: l'or. C'est la raison pour laquelle la caste s'était augmentée très prudemment et avec des nuances, de négociants allemands, anglais et suisses, venus au Havre pour leur appétit du gain, leur habileté et leur chance; des Alsaciens aussi, que la guerre de 1870 avait contraints de se refaire une position commerciale ailleurs. Il se trouvait parmi eux des hommes de premier plan; il en était d'autres. Le parti important des protestants

observait encore un certain sectarisme confessionnel vis-à-vis de celui des catholiques. Mais tous ces grands brasseurs d'affaires orgueilleux de leur maison et assez souvent durs pour leur personnel, observaient dans les rapports commerciaux une rigidité exemplaire qui faisait la force de leurs marchés du café, de la laine, etc, et la belle réputation mondiale de la place. Lorsqu'un armateur, un négociant ou un banquier en difficulté ne pouvait espérer un renflouement familial et discret, il se suicidait, parfois dans le bureau même où il avait tant travaillé. J'ai des noms sur les lèvres. "

                                                                                       

Julien Guillemard

Esprit du Havre et ses aspects depuis ses origines


Julien Guillemard (1883-1960)

Homme de Lettres, né au Havre

Prix de l'Académie française