Les acteurs du monde portuaire

 

vus par Cornille Geeroms,

 

secrétaire de l'Union des Syndicats

 

du Havre en 1910.

 

 

La grève des charbonniers

 

 

 

Les  charbonniers forment deux catégories: Les hommes travaillant à bord, au déchargement  du charbon, occupés   simplement  lorsqu’il  y a des bateaux en déchargement, ce qui fait qu’en moyenne ils travaillent trois jours la semaine. Ils sont  payés à raison de 9 francs par jour ou plus exactement de 4,50 francs par vacation de 4 heures de   travail, ce qui arrive à leur faire des semaines d’à peine 27 francs.

 

Les « crapauds », sortes de bennes automatiques, se chargeant toutes seules, étaient venus récemment réduire encore leur travail et les condamner à un chômage plus considérable.

 

Aussi, ces malheureux pour la plupart des déclassés, sont-ils obligés de coucher dans des wagons et de vivre au petit bonheur. Un fourneau électrique est installé sur les quais, leur permettant de se restaurer avec quelques sous. Contraints de vivre dans de pareilles conditions, il n’est pas surprenant que cette corporation compte 90 % d’alcooliques.

 

L’autre catégorie de charbonniers est formée des ouvriers du chantier. Leur travail consiste à mettre  le  charbon en sacs et à le livrer en ville. D’autres sont occupés à faire des mélanges et  à fabriquer mécaniquement des briquettes.  Ceux-là travaillent 6 jours par semaine et  gagnent 5,50 francs par jour.

 

 

 

En tout il y a au Havre, 6 à 700 charbonniers.

 

 

 

Depuis quelques mois, par suite du renchérissement des denrées, le Havre a vu éclater de multiples grèves qui ont   touché 15000 ouvriers de toutes corporations. La plupart de ces grèves ont réussi. Cette agitation avait éveillé l’attention des charbonniers.

 

Ils  avaient bien un syndicat existant de très longue date, mais une dizaine d’ouvriers seulement étaient inscrits sur ses registres. Ce syndicat était sans action, il se bornait à faire de la mutualité. Les charbonniers voulurent agir. Ils vinrent à l’Union des Syndicats demander appui. Ils y furent bien reçus, on le conçoit. Trois réunions furent organisées par l’Union, elles réussirent, et la réorganisation des charbonniers ne fut qu’une question de temps.

 

 

Mais les charbonniers voulurent aller vite, sans choisir le moment, sans examiner les forces des adversaires, sans se donner des moyens solides de résistance, ne voyant qu’une chose, n’escomptant qu’une alternative : le succès immédiat, le succès que les autres corporations anciennement unies et déjà  expérimentées avaient remporté. Il  y avait une raison à cette précipitation.

Nous venons de dire que les charbonniers avaient déjà été victimes des « crapauds »et que travaillant seulement trois jours  par semaine, leur situation était misérable. Or, un matin – il y a de cela une année – la Compagnie Générale Transatlantique passait un marché avec un industriel, Monsieur Clarke. Cet industriel fournissait un appareil monté sur portique, mû par l’électricité et permettant de décharger en quelques heures un steamer comme le Sainte-Adresse, qui peut fournir à lui seul, par un seul voyage chaque semaine, le combustible réclamé par les paquebots de la Compagnie.

Cet appareil Clarke, monté  sur un ponton, a été baptisé le Tancarville. Il mesure 50 mètres  de longueur sur 10 mètres de largeur. Ses cales peuvent contenir, outre la machinerie, environ 1800 tonnes  de charbon. Il se compose de 4 pylônes en fer croisé reliés à leur sommet par une coupole de même métal, une chaîne à godets, assez semblables à celle des dragues, cueille le charbon dans la soute,  puis le porte au sommet de l’appareil. Là, il se trouve déversé dans de longues conduites en tôle; puis de là, dans des manches de même métal articulées et peuvent être mises directement en contact avec les ouvertures des paquebots à charger.

L’appareil  Clarke, ainsi disposé peut débiter sans interruption 150 à 200 tonnes de combustible l’heure. La Provence, le plus grand paquebot, qui prend environ 3 400 tonnes de charbon, peut ainsi faire le plein de ses soutes en une  vingtaine d’heures, soit environ le travail de 150 ouvriers.

J’eus  toutes les peines du monde à faire comprendre aux charbonniers qu’ils avaient tort de poursuivre la   suppression de cet appareil. Ils seraient ainsi les ennemis déclarés de tout progrès pouvant améliorer leur sort si pénible.

Ils y consentirent, mais à une condition. C’est que tous les ouvriers intéressés participent aux bénéfices de ce progrès en recevant une augmentation de salaire de 1 franc par jour.

D’autre  part, ils s’étaient engagés les uns envers les autres à ralentir le travail afin d’augmenter les bordées et  d’occuper le plus possible de travailleurs charbonniers.  Quoi de  plus juste ? N’est-ce pas le seul moyen que possèdent  les travailleurs  pour lutter contre le chômage occasionné parle machinisme.

Voilà les origines du conflit des charbonniers.

 

 

 

Dongé entre en scène

 

Dongé était une brute alcoolique. Père de 3 enfants, il avait abandonné sa femme et ses enfants. Ivrogne, voleur, sans  conscience,  sans  intelligence, sans  conversation,  il avait toutes les qualités de chef de bordée à la Compagnie Transatlantique.

Dans  une  réunion  tenue   avant  la   grève, il monta à la tribune et dans son bafouillis déclara qu’il approuvait  ces revendications et qu’il engageait les charbonniers à aller jusqu’à la grève.   Mais connu par tous les charbonniers comme un mauvais camarade, il fut pris pour un mouchard. Venant de lui, de telles paroles furent  mal accueillies. Plusieurs assistants voulurent même le chasser de la salle de réunion. Durand s’y opposa.

« Ici, on discute, on ne se bat pas  » dit-il.

Les revendications furent étudiées. Finalement on se prononça pour les suivantes

1° 10 francs par jour pour les déchargeurs

2° 6 francs pour les ouvriers des chantiers

3° la suppression du fourneau économique

4° l’installation d’une salle de douches chaudes pour se nettoyer

Dès lors des démarches auprès des négociants furent faites par le Secrétaire, afin d’expliquer la légitimité des revendications. Partout Durand fut rebuté.

 

 

 

Les forces patronales

 

Quels adversaires trouvent en face d’eux les charbonniers ? Les voici M. Merriot, de la société d’affrètement, Président du Syndicat  patronal, Worms et Cie, Acher, Praux et Cie, Rud et Remy, la société des Houilles et Agglomérés, enfin la puissante Compagnie Générale Transatlantique. Rien que des compagnies à actionnaires très riches. Elles vont opposer une furieuse résistance.

Lorsqu’une  grève  éclate, les travailleurs ont grand intérêt à s’attirer les sympathies de l’opinion publique.   Les charbonniers ne s’en préoccupèrent pas. Pendant  ce   temps, les   négociants   eux faisaient faire cette  besogne par la presse bourgeoise qui dans ces circonstances, ne fait jamais défaut. Elle sut faire sonner aux   oreilles de ses lecteurs les 9 francs par jour gagnés par un charbonnier et supporté par la clientèle.

Vous voyez d’ici les développements : plus un charbonnier gagne  d’argent comme  salaire, plus le charbon  est cher ! Tablant sur l’augmentation  générale des vivres, ils citèrent ces salaires des autres  villes,  telles que Rouen, Bordeaux, Dunkerque, Marseille inférieurs disaient-ils, à ceux du Havre.

Il n’y a que dans cette ville que les ouvriers ont ces salaires mais chacun sait, disaient-ils, que le port est livré à l’anarchie…Pour  compléter ce tableau noir il suffisait aux journaux de joindre la mentalité et la moralité des charbonniers pour que l’opinion publique ne fût pas avec les grévistes.

Pourtant, il fallait lutter. Accompagné tantôt par l’un, tantôt par l’autre, Durand faisait démarches sur démarches pour gagner des gens à la cause des grévistes pour quêter en ville et amasser les gros sous nécessaires pour que bouille la marmite des soupes communistes installés  à la Bourse

du Travail.

Partout, Durand était rebuté.  M.   Merriot l’avait tout  simplement  chassé. Il  se rendit chez M.Siegfried,  député et  chez  M. Genestal, maire  du  Havre. Ces  derniers bien  entendu  ne purent  lui donner que des promesses platoniques d’intervention.

Les négociants  eux  prenaient toutes les précautions. Ils mettaient en branle la chambre de Commerce.

Qu’allait faire cette organisation patronale ? Etendre   le   machinisme,  acheter des grues et des « crapauds »   afin de supprimer dans une très large mesure la main-d’œuvre ouvrière.   Les négociants se rappelèrent   l’existence  d’une coopérative de déchargement de charbon autrefois ouvrière, aujourd’hui  capitaliste  qui  avait en réserve une quantité assez forte de « crapauds ». La Chambre de Commerce s’offrit à les lui louer à un  prix de 30 francs par jour, je crois. Jusqu’ici cette coopérative avait refusé. Juste en période de lutte, elle change d’avis et consent à jouer  un rôle de trahison ouvrière.

A la Compagnie Générale Transatlantique quelques jaunes travaillaient. Ce sont ceux là qui jouèrent le plus grand rôle dans l’affaire Durand – Dongé.

Malgré la résistance opposée par les patrons, les grévistes tenaient toujours bon. Matin et  soir, ils tenaient   des réunions. Sachant leur inexpérience de la lutte j’assistais à toutes. Je puis affirmer que rien ne faisait prévoir les événements qui allaient se dérouler.

 

 

 

La mort de Dongé

 

 

 

Les  quais du port sont bordés de cabarets. Les rixes sont tellement fréquentes que la sous-préfecture a  installé un  poste  de police dans la tente même où fonctionne le fourneau économique.

Le  9  septembre, Dongé avait accompli deux jours et deux nuits de travail sans prendre aucun repos. Muni de  sa paie, il se proposait de faire une bonne fête en l’honneur des grévistes, car la grève lui avait permis de  ramasser une bonne paie. Pendant tout l’après-midi, il court de cabaret en cabaret.  Il va acheter un revolver et des cartouches. Dans  quel but ? Puis il continue jusqu’à 9 heures du soir à se saouler d’alcool.

Voilà le brave ouvrier, l’honnête homme, le père modèle sur lequel a pleuré la presse bourgeoise !

D’autres charbonniers étaient en ribote. Ils étaient aussi ivres que Dongé. On prétend qu’ils étaient  10. L’un  d’entre eux revenait de Honfleur où il avait été travailler. Quiconque connaît un peu les habitudes des charbonniers  sait  que  lorsque l’un d’eux fait la noce, l’argent  qu’il possède appartient autant à ses  camarades qu’à  lui- même. Tout ce  monde-là  se  trouvait  en  état  d’ivresse très avancée.

Que  s’est-il  passé ?  On  peut  aisément  l’imaginer. Au cours de  cette « bombe » quelqu’un aurait reproché  à Dongé d’avoir travaillé et fait du tort aux grévistes. Deux  camps se sont formés et naturellement, Dongé l’alcoolique, le sournois, le chef de bordée, nargue ses amis leur met sous le nez sa paye, les menace de son  revolver. Les  autres  lui  rappellent  qu’il  a poussé à la  grève et qu’ensuite il a trahi ses camarades de travail.

Qu’il est par conséquent un dégoûtant. Il est tout naturel que Dongé reste seul contre tous les autres. Ceux-ci le frappent: ils cognent aveuglément et chacun pour sa  part, Dongé est  terrassé, assommé.

Les batailleurs sont arrêtés sur le champ. Vu leur état d’ivresse, ils ne peuvent être interrogés de suite ainsi que l’a témoigné le chef de la sûreté.

Dongé mourait, de cette rixe d’ivrognes, le lendemain, à l’hôpital. Nous étions le 10 septembre, un samedi.

Un homme prend tout de suite la direction de la campagne. C’est  l’agent  général au Havre de la Transatlantique, Ducrot. Il  fait, sous la tente, une enquête pour savoircomment  Dongé  a trouvé la mort. Avec son chef de la manutention, Jules Delarue, il influence quelques ouvriers pour leur faire dire que la mort de Dongé fut décidée et votée dans une réunion des grévistes

Une fois qu’il a trouvé quelques ouvriers complaisants, Ducrot les conduit chez le procureur et y dépose une plainte pour assassinat. On s’imagine avec quelle complaisance le représentant de la Transatlantique fut reçu et écouté.

Le lendemain matin, dimanche, Durand le secrétaire du syndicat, Gaston Boyer le trésorier, Henri Boyer, le secrétaire adjoint étaient arrêtés, c’est-à-dire tout le bureau du syndicat.

Etaient arrêtés aussi les charbonniers Mathien, Couillandre, Bauzin et Lefrançois, tous quatre inconnus au syndicat.

Le casier judiciaire de nos trois camarades était absolument vierge ; celui de nos co-inculpés, bien garni.  Pour  la Transatlantique, il était habile de faire un tel mélange. Elle allait pouvoir insulter et calomnier plus à son aise.

La  grève était tuée du coup. Tout le monde était démoralisé. Le comité de grève décidait la reprise du travail le lendemain.

Le Maire avait interdit toute quête en ville et tout attroupement. La  Bourse du Travail était cernée par la police. La dernière assemblée de grève adopta l’ordre du jour suivant :

« Les  charbonniers des quais et des chantiers, réunis au nombre de 500, après avoir examiné la situation de la grève ;

Considérant que dans la lutte menée par les charbonniers pour obtenir une amélioration à leur sort, la population toute entière était de cœur avec eux ;

Considérant que, malgré les concessions faites  par les ouvriers des quais pour atténuer le conflit, les patrons sont restés intraitables ;

Considérant  qu’une  municipalité, dite  démocratique, a fait cesser un moyen de secours sous  le prétexte d’un incident  ;

Considérant la promesse faite par les patrons d’entrer en pourparlers pour examiner leurs revendications ;

 

 

Déclarent ne pas être responsables des incidents de lutte qui se sont produits et qui ont revêtu un caractère de gravité qu’il faut imputer à la mauvaise volonté patronale, attitude exaspérante, plutôt que conciliante ;

S’engageant à s’organiser plus fortement, à s’éduquer et à obtenir, bon gré mal gré, les revendications indispensables à leur affranchissement  ;

Ilsconstatent une fois de plus que la force armée,lapolice, la magistrature sont mises à la disposition du patronat contre les travailleurs  ;

Dans un but d’apaisement, ils décident la reprise du travail et se séparent aux cris de « Vive  le syndicat ! Vive l’union des travailleurs ! ».

Devenus maîtres de la situation, les patrons refusent cette reprise du travail sans conditions. Il leur faut  une  convention par laquelle les ouvriers s’engagent à faire tant de déchargements, c’est-à dire une taxe élevée. Les ouvriers sont forcés de l’accepter.

Quelques jours, après un lok-out patronal est déclaré afin de faire reprendre le travail aux chantiers Merrot ;  ces derniers avaient été mis à l’index comme ayant refusé de reprendre trois syndiqués.

Cette grève, on le voit, succombait, traquée par tout un ensemble de forces malfaisantes.

L’instruction  poursuivait  son  cours.  Le juge d’instruction,  M. Vernis la menait même rondement.

C’est à peine s’il écoutait les nombreux témoins à décharge. Par contre, il entendait complaisamment les témoins à charge.

En dépit des criailleries de la presse et des manœuvres patronales et judiciaires, nous gardions confiance.  Nous  comptions sur le jury de Rouen pour ramener à ses proportions de simple rixe entre ivrognes la mort  de  Dongé, et pour proclamer l’innocence complète de nos camarades Durand et Boyer.

Je suis allé, en qualité de Secrétaire de l’Union des Syndicats du Havre, témoigner aux assises.

J’ai suivi  les  débats, j’ai assisté à cette comédie lugubre ; j’ai vécu ces trois journées d’audience où le cœur de  tous se serrait. Quand l  verdict du jury m’a été annoncé et que j’ai appris la condamnation à mort de Durand,  un premier sentiment m’a envahi tout entier. Ce n’est pas possible !

L’effroi de l’étonnement, de la surprise, s’est vite dissipé. Non seulement c’était possible, mais c’était la  réalité, douloureuse et farouche. Durand venait d’être condamné à mort pour complicité morale dans le  meurtre de Dongé. Mathien était  condamné à 15  ans de travaux forcés, Couillandre à 8 ans,  Lefrançois à 8 ans aussi et à la relégation à l’expiration  de cette peine. Les frères Boyer étaient acquittés.

 

Le crime judiciaire

 

Nous  examinons en détail le procès, arrivons au crime. Dreyfus, bien qu’innocent avait été condamné parce  que juif ; Durand bien qu’innocent, a été condamné parce que secrétaire  du syndicat.

L’inculpation dans cette rixe d’ivrognes, de Durand secrétaire du syndicat des charbonniers et des frères  Boyer,  militants du syndicat et ouvriers de la Transatlantique, a été l’œuvre  d’un  homme, d’un seul.

Cet homme, c’est M. Ducrot, agent général de la Compagnie Transatlantique .

Non, après un tel procès, on ne peut pas dire que les jurés ont condamnés parce que l’accusation leur semblait fondée. On ne peut  pas supposer que dans leur âme et conscience, ils ont pu croire un seul instant à la  culpabilité de Durand. Ils ont condamné parce qu’ils voulaient condamner  un secrétaire  de  syndicat.  Ils  ont  condamné parce qu’ils ont la haine des ouvriers, parce que la grande presse leur inculque chaque jour la haine  du  militant, parce qu’ils veulent  que  la bourgeoisie règne, en maîtresse absolue, sur un prolétariat asservi.

Ils ont voulu arrêter l’élan de la classe ouvrière, tuer l’esprit de revendication. Ils se sont trompés.

Déjà nous avons des faits qui démontrent d’une façon certaine la complicité des témoins à charge et de la Transatlantique.

Pour ceux qui, comme moi, ont fait le voyage de Rouen en même temps que les témoins à charge, il ne saurait  y avoir de doute. Ces charbonniers misérables, sans domicile fixe et sans garde-robe étaient tous nippés de frais. Tous portaient de superbes complets neufs. Ils firent le voyage non point seuls, mais avec leurs femmes  et  leurs  enfants.  Ces  habitués du fourneau économique achetèrent à la foire de  Rouen qui se tenait à ce  moment, force jouets pour leurs enfants, force cadeaux pour leurs amis.

Qui paya les complets neufs ? Qui paya le voyage des femmes et des enfants? Qui fournit l’argent de poche ?

A ces questions nous serons sans doute bientôt en mesure de répondre d’une façon catégorique.

 

 

 

La protestation ouvrière

 

Aussi lorsque le lundi arrive dès le matin, le chômage est presque général. Toutes  les  grosses corporations  qui font la vie du Havre sont complètement arrêtées. Pour les autres,  il y a un chômage partiel très étendu.

Au  port, tout est arrêté: les 4000 travailleurs du port, ouvriers du port, voilier s, dockers, charbonniers, camionneurs, chômèrent en totalité. Les 3000 ouvriers du bâtiment font de même.

Les mouleurs chôment aussi en totalité y compris les renégats de la grève Westhinghouse de l’an dernier.

Ailleurs chez les ouvriers des ateliers des tramways, dont le syndicat n’est pourtant pas confédéré, chez les  employés, chez les boulangers, chez les gaziers il y a un chômage partiel considérable.

De nombreux employés ont quitté le bureau. La  grève de protestation englobe sans exagération 10000 travailleurs.

C’est pourquoi lorsqu’il s’agit de tenir le meeting annoncé pour le matin, la salle Franklin qui tient habituellement 3000  personnes et qui ce jour-là en contient plus de 4 000, tellement on s’y pressait n’est pas assez grande. Une partie des assistants est obligée de se tenir dans la salle de la Bourse du Travail qui est attenante et d’écouter les discours à travers la cloison.

L’après-midi, ce sont 3 meetings qui ont lieu simultanément. 4 000  personnes étaient à la salle Franklin, 2500  à la Maison du Peuple, 1500 à la Salle des Fêtes de l’Eure. Sans compter tous ceux qui durent rester dehors  faute de place. De l’avis de vieux Havrais, il n’y avait jamais eu pareille manifestation.

On acclame comme  Président  d’honneur à la Salle Franklin le  père Durand qui vient  d’être renvoyé de la  Société d’affrètement où il travaillait depuis 22  ans, parce qu’il n’a pas voulu charger son fils en cour d’Assises.  Le  pauvre vieux veut  remercier, mais l’émotion l’en empêche.

C’est  alors,  pendant  plus de 10  minutes une ovation indescriptible. Partout, d’ailleurs, l’enthousiasme est  énorme. Les orateurs vont d’un meeting à l’autre et partout on acclame la révision du procès.

A la sortie les assistants des trois réunions veulent s  concentrer au lieu dit le Rond-point  pour aller  manifester ensemble, mais la police parvient à cerner le Rond-point  et à empêcher la manifestation. Les  troupes  étaient  consignées.  Le  129ème avait reçu des cartouches. La  police fut brutale, comme à son  ordinaire, mais je dois dire cependant que la plupart des simples sergents n’y allaient qu’en rechignant.  C’étaient les commissaires de police qui les excitaient et les obligeaient à marcher.

Les gendarmes en particulier assistèrent impassibles aux bagarres, sans intervenir. Bien  plus, le lendemain  matin, je recevais à la Bourse, la  visite de trois flics, dont un de première classe, qui venaient assurer l’Union  des Syndicats de leur sympathie dans la lutte entreprise et protester contre la brutalité de leurs collègues durant les évènements de la veille.

Même chez les flics, les trop grandes iniquités portent leurs fruits…

 

 

Corneille GEEROMS

Secrétaire de l’Union des Syndicats du Havre,

La vie ouvrière, décembre 1910.