Le procès de Cour d'Assises

23 au 25 novembre 1910

 

La Cour d'Assises de Seine Inférieure siège au sein du Palais de Justice de Rouen, ancien Parlement de Normandie.  


Liste des jurés de la Cour d'Assises

A noter qu'en 1910, les jurés n'étaient pas tirés au sort sur les listes éléctorales comme aujourd'hui mais choisis parmi les électeurs par le Prefet et les élus locaux; Ce mode de désignation explique notamment la présence d'un seul représentant du monde ouvrier parmi les 12 jurés. 


 

extraits du Code Pénal

en vigueur en 1910

 

CODE PENAL

 

Troisème partie

Titre II

CRIMES ET DELITS CONTRE LES PARTICULIERS

Chapitre premier

Crimes et délits contre les personnes

Section 1 : Meurtres et autres crimes capitaux

 

article 295 : L'homicide commis volontairement est qualifié de meurtre;


article 296 : Tout meurtre commis avec préméditation ou guet-apens est qualifié d'assassinat.


article 297 : La préméditation consiste dans le dessein formé, avant l'action, d'attenter à la personne d'un individu déterminé, ou même de celui, qui sera trouvé ou rencontré, quand même ce dessein serait dépendant de quelque circonstance que ce soit.

 


article 298 : Le guet-apens consiste à attendre plus ou moins de temps, dans un ou divers lieux, un individu, soit pour lui donner la mort, soit pour exercer sur lui des actes de violences. 

 

Arrêt de la chambre de mise en accusation et réquisitoire. 3 et 8 novembre 1910

Affaire Dongé

 

COUR D'ASSISES DE LA SEINE INFERIEURE

 

Présidence de M. le Conseiller Moural.

Audiences des 23, 24, 25 novembre 1910.

 

Au nom du Peuple français, la Cour d'Appel de Rouen, Chambre des Mises en Accusation, a rendu l'arrêt dont la teneur suit :

 

Aujourd'hui jeudi, 3 novembre 1910, en la Chambre du Conseil de la Cour d'Appel de Rouen, se sont réunis M. le Président Houssard, MM. les Conseillers Meret, Niellon de la Jonkaire et Velly. M. l'Avocat Général Destable pour M. le Procureur Général et Maître Lesueur, Greffier Audencier, composant la Chambre des Mises en Accusation de ladite Cour d'Appel. M. le Conseiller Niellon, appelé à compléter la Chambre à cause de l'empêchement légitime de M. l'Avocat Général a fait le rapport du procès instruit par l'un des Messieurs les Juges d'Instruction pour l'arrondissement du Havre contre les nommés :

 

1. Mathieu, Edmond, Albert, âgé de 43 ans, né le 2 mars 1867, à Lisieux, ouvrier charbonnier, demeurant au Havre, rue Michel Yvon, n°4.

2. Couillandre, François, Guillaume, âgé de 31 ans, né le 14 mai 1879, à Pont -Croix (Quimper), ouvrier charbonnier, demeurant au Havre, rue Guillaume Letestu, n°27.

3. Lefrançois, Charles, Onésiphore, âgé de 28 ans, né le 25 février 1882, au Havre, ouvrier charbonnier, demeurant au dit lieu, rue Berthelot, n°49.

4. Bauzin, Adolphe, François, ouvrier charbonnier, âgé de 34 ans, né le 16 avril 1876, au Havre, y demeurant rue de Turenne, n°26.

5. Durand, Jules, Gustave, âgé de 30 ans, né le 6 septembre 1880, au Havre, ouvrier charbonnier, demeurant audit lieu, quai de Saône, n°51.

6. Boyer, Louis, Gaston, âgé de 31 ans, né le 25 mars 1879, à Saint Romain de Colbosc, ouvrier charbonnier, demeurant au Havre, rue Dumont d’'Urville, n°23.

7. Boyer, Ernest, Henri, âgé de 33 ans, né le 4 septembre 1877, à Saint Aubin Routot, ouvrier charbonnier, demeurant au Havre, rue de Montivilliers, n°43.

Inculpés, les quatre premiers, d'assassinat et les trois derniers de complicité du dit crime.

Tous détenus.

 

En cause la dame Marie Fougères, veuve Dongé, demeurant au Havre, boulevard Amiral Mouchez, n°1, laquelle s'est portée partie civile au cours de la procédure d'instruction.

Le Greffier a donné lecture des pièces du procès qui sont restées sur le bureau.

Le Ministère Public a déposé un réquisitoire écrit, signé de lui et termine par les conclusions suivantes :

Requiert qu'il plaise à la Cour de décerner ordonnance de prise de corps contre les sus-nommés et les renvoyer en conséquence, en état d'accusation devant la Cour d'Assises de la Seine-Inférieure à raison du crime qui lui est imputé.

M. l'Avocat Général s'est retiré ainsi que le Greffier pendant le délibéré, ils sont ensuite rentrés et M. le Président a prononcé l'arrêt ci-après :

 

Considérant que des pièces (1) du procès et de l'instruction suivie contre les sus-nommés, résultent les faits suivants :

 

Dans la soirée du 9 septembre 1910, Dongé, ouvrier charbonnier, au Havre, a été attaqué par une bande d'autres charbonniers, jeté à terre, frappé à coups redoublés, il a reçu notamment de nombreux coups de pied sur la tête. Ces violences ont été tellement graves qu'elles ont entraîné la mort de Dongé, laquelle est survenue le lendemain ; cette agression sauvage se rattache à la grève des ouvriers charbonniers du Havre. Les agresseurs de Dongé étaient des grévistes qui ont voulu châtier celui-ci parce qu'il continuait, malgré eux, à travailler. Dans la bande, qui l'a attaqué, figuraient notamment Mathieu, Couillandre, Lefrançois et Bauzin, qui ont tous participé aux violences commises. Cette participation est établie par de nombreux témoignages.

Ils avaient, du reste, eux et leurs complices la volonté préméditée de tuer Dongé ; ils se sont embusqués pour l'attendre au passage, ils l'ont surveillé et guetté pendant longtemps. Ils ont agi ainsi à l'instigation sur les provocations et d'après les instructions du Syndicat des Charbonniers. Dans les réunions de ce syndicat, trois syndiqués Boyer (Ernest-Henri) trésorier, Boyer (Louis-Gaston) et Durand Secrétaire, se firent remarquer par la violence de leurs paroles contre Dongé et contre ceux de leurs camarades qui, malgré l'état de grève, ne consentaient pas à cesser le travail. Les frères Boyer proposèrent de donner à Dongé une correction. Durand exprima l'avis qu'il fallait même le «supprimer». Ces propositions furent discutées, acceptées et des syndiqués furent désignés pour exécuter les décisions prises à l'égard des charbonniers qui persistaient à travailler et châtier les «renégats». Il fut de plus recommandé dans les réunions du syndicat, de les entourer en grand nombre pour les frapper de façon à ce que l'on ne pût pas savoir par qui des coups auraient été portés.

 

La Cour, après en avoir délibéré conformément à la loi, considérant que les dites pièces et instruction résultent des charges suffisantes contre les nommés :

 

1. Mathieu, Couillandre, Lefrançois et Bauzin, d'avoir au Havre, le 9 septembre 1910, ensemble et de concert, volontairement donné la mort au sieur Dongé, ouvrier charbonnier au Havre, et ce avec préméditation et guet-apens.

2. Durand, Jules, Boyer, Louis, Gaston, Boyer Ernest Henri, de s'être, au Havre, en août et septembre 1910, rendus complices dudit homicide volontaire commis sur Dongé avec préméditation et guet-apens en provoquant les nommés Mathieu, Couillandre, Lefrançois et Bauzin à commettre ce crime par promesses, menaces, abus d'autorité et de pouvoir, machinations ou artifices coupables ou en leur donnant des instructions pour le commettre.

 

Lesquels faits constituent les crimes d'assassinat et de complicité d'assassinat prévu et réprimé par les articles 59, 60, 295, 296, 297, 298, 302 du Code Pénal, comportant peine afflictive et infamante.

 

En conséquence, ordonne la mise en accusation des sus-nommés et les renvoie devant la Cour d'Assises du département de la Seine-Inférieure, séant à Rouen pour y être jugés à raison des crimes ci-dessus qualifiés sur l'acte d'accusation qui sera dressé par M. le Procureur Général. Ordonne que partout huissier ou agent de la force publique, ils soient pris au corps, conduits dans la maison de Justice établie par la dite Cour d'Assises et écroués sur le registre de cette maison.

Confirme comme ci-dessus l'ordonnance de M. le Juge d'Instruction du Havre, ordonne que le présent arrêt sera exécuté à la diligence de M. le Procureur Général.

La minute dûment signée.

En conséquence le Président de la République Française mande ordonne à tous les huissiers sur ce requis de mettre le présent arrêt à exécution.

 

*

Le Procureur Général près la Cour d'Appel de Rouen expose que la Chambre des Mises en Accusation a, par arrêt du 3 novembre 1910, renvoyé devant la Cour d'Assises du département de la Seine-Inférieure, conformément à la loi, les nommés :

1. Mathieu (Edouard-Albert), né le 2 mars 1867 à Lisieux, ouvrier charbonnier, demeurant au Havre, rue Michel Yvon, 4, détenu ;

2. Couillandre (François-Guillaume), né le 14 mai 1879 à Pont-Croix (Quimper), ouvrier charbonnier, demeurant au Havre, rue Guillaume Letestu, 27, détenu ;

3. Lefrançois (Charles-Onésiphore), né le 25 février 1882 au Havre, ouvrier charbonnier, demeurant audit lieu, rue Berthelot, 49, détenu ;

4.Bauzin (Adolphe-François), né au Havre le 16 mars 1876, ouvrier charbonnier, demeurant au Havre, rue Turenne, 26, détenu ;

5.Durand (Jules-Gustave), né le 6 septembre 1880 au Havre, ouvrier charbonnier, demeurant au dit-lieu, quai de Saône, 51, détenu ;

6.Boyer (Louis-Gaston), né le 25 mars 1879 à Saint-Romain de Colbosc (Havre), ouvrier charbonnier, demeurant au Havre, rue Dumont d'Urville, 23, détenu ;

7.Boyer (Ernest-Henri), né le 4 septembre 1877 à Saint-Aubin (Havre), ouvrier charbonnier, demeurant au Havre, rue de Montivilliers, détenu ;

 

Et que de la procédure résultent les faits suivants :

Dans la soirée du 9 septembre dernier, entre 8 heures ½ et 9 heures, le sieur Dongé fut assailli sur le quai d'Orléans au Havre par une bande d'une dizaine d'individus qui l'entourèrent, le frappèrent à la tête et à la poitrine. Transporté à l'hôpital, il y mourut le lendemain, sans avoir repris connaissance, succombant à la multiplicité et à la gravité des coups reçus. Dongé s'était attiré l'animosité d'ouvriers charbonniers du Havre pour avoir repris le travail le lendemain du jour où il avait paru adhérer à la grève. Deux des accusés, les frères Boyer, avec lesquels il avait eu des difficultés et qui lui devaient conserver rancune, flétrirent au Syndicat sa conduite et proposèrent de lui infliger une bonne correction. L'accusé Durand renchérissant, déclara que ce n'était pas suffisant, qu'il fallait s'en séparer, le faire disparaître ; à plusieurs reprises, les mêmes menaces furent proférées par les deux Boyer et Durand et, sur la proposition de ce dernier, la mort de Dongé fut votée. Une commission fut nommée à l'effet de rechercher et de châtier les renégats, notamment Dongé. La conduite à tenir à cet effet fut indiquée, il fallait entourer ceux dont on voulait se venger, les frapper tous à la fois de façon qu'on ne pût savoir qui avait porté les coups. Ces excitations répétées et connues de tous les ouvriers charbonniers devaient être suivies d'effets. Dongé, après deux jours et deux nuits de travail, jouissait le 9 septembre d'une demi-journée de repos. Sa présence fut signalée dans le quartier du quai d'Orléans. Il fut surveillé vers 8 heures ½, alors qu'il sortait du café Scheidt et, se dirigeant vers l'arrêt du tramway situé près du pont Vauban, il dut apercevoir des individus qui le guettaient et il se réfugia dans l'allée du café Legouis. Le débitant croyant avoir affaire à un ivrogne l'expulsa. Ayant sans doute revu ceux dont il redoutait la rencontre, Dongé entra dans le café. Il en fut expulsé encore. A peine dehors, il fut entouré par un groupe de charbonniers parmi lesquels Mathieu se signalait par ses violences. Celui-ci lui reprocha d'avoir travaillé pendant la grève, puis avec Couillandre il se précipita sur lui, tous les frappèrent et le renversèrent. Toutefois Dongé s'était relevé et s'en allait du côté du café Scheidt en s'essuyant la figure. Devant le café Kuhn, il fut assailli de nouveau, Mathieu était encore parmi les plus exaltés, après chaque coup, il s'écriait : «En as-tu assez, tuez-le.» Couillandre, au début de cette seconde scène avait porté des coups de tête dans la poitrine de Dongé. Les nommés Bauzin et Lefrançois portèrent aussi de nombreux coups.

Mathieu avait proposé de jeter au bassin leur victime, l'arrivée de témoins empêcha de mettre ce projet à exécution. Mathieu, Couillandre, Lefrançois et Bauzin, Durand, Boyer Louis, et Boyer Ernest sont accusés d'avoir :

 

1.   Mathieu, Couillandre, Lefrançois et Bauzin d'avoir au Havre, le 9 septembre 1910, ensemble et de concert volontairement donné la mort au sieur Dongé, ouvrier charbonnier au Havre. Et ce, avec préméditation et guet-apens.

2.   Durand Jules, Boyer Louis, Boyer Ernest, de s'être au Havre en août et septembre 1910 rendus complices du dit homicide volontaire commis sur Dongé avec préméditation et guet-apens en provoquant les nommés Mathieu, Couillandre, Lefrançois et Bauzin à commettre ce crime par promesses, menaces, abus d'autorité et de pouvoir, machinations ou artifices coupables ou en leur donnant des instructions pour le commettre.

 

Crimes prévus et réprimés par les articles 59, 60, 295, 296, 297, 298, 302 du Code Pénal, emportant peine afflictive et infamante.

 

Au Parquet de la Cour d'Appel de Rouen le 8 novembre 1910.

Le Procureur Général,

Signé : I. GENSOUT.

 


La salle de la Cour d'Assises où Jules Durand fut condamné à mort
La salle de la Cour d'Assises où Jules Durand fut condamné à mort

dessin caricatural paru dans le journal "Le Progrès"
dessin caricatural paru dans le journal "Le Progrès"

Extraits des minutes de l’arrêt

de la Cour d’Assises de Seine Inférieure du 25 novembre 1910

 

Par ces motifs ;

« Oui le Ministère Public en son réquisitoire pour l’application de la loi pénale contre ces quatre accusés ;

…/…

Attendu que le jury a déclaré :

- Primo, Mathien coupable d’avoir au Havre le 9 septembre 1910 volontairement donné la mort au sieur Dongé, et ce avec préméditation ;

- Secundo, Couillandre et Lefrançois d’avoir au Havre le 9 septembre 1910 volontairement donné la mort au sieur Dongé ;

Attendu que le jury a déclaré Durand coupable d’avoir au Havre en août et septembre 1910 provoqué Mathien, Couillandre et Lefrançois, auteurs de l’action ci-dessus spécifiée commise sur la personne de sieur Dongé, à la commettre par promesses, menaces, abus d’autorité et de pouvoir, machinations ou artifices coupables.

Attendu que le jury a reconnu l’existence de circonstances atténuantes en faveur des accusés Matthien, Couillandre et Lefrançois ;

Faisant application des articles 195, 296, 302,59, 60, 463, 12 et 26 du code pénal, lus par le président à l’audience lesquels sont ainsi conçus ;

Suit la teneur des dits  articles,

La Cour après en avoir délibéré conformément à la loi,

Condamne Mathien à la peine de quinze ans de travaux forcés ;

Condamne Couillandre et Lefrançois  à la peine de huit ans de travaux forcés  ;

Condamne Durand à la peine de mort ;

Dit que l’execution de Durand aura lieu sur l’une des places publiques de la Ville de Rouen.

 

…/…

Vu la déclaration du jury portant que les nommés Boyer Louis et Ernest ne sont pas coupables d’avoir au Havre en août et septembre 1910 provoqué Matthien, Couillandre et Lefrançois , auteurs de l’action commise le 9 septembre 1910 ….

Vu la déclaration du jury portant que le nommé Bauzin n’est pas coupable d’avoir au Havre, en août et septembre 1910, provoqué Matthien, Couillandre et Lefrançois, auteurs de l’action commise le 9 septembre 1910 ….

Déclarons les sieurs Boyer Louis et Ernest, Bauzin acquittés de l’accusation dirigée contre eux et ordonnons qu’ils soient immédiatement mis en liberté…

…/…

Sur l’action civile, la Cour condamne conjointement et solidairement les 3 condamnés à payer à la veuve Dongé la somme de 20000 francs à titre des dommages et intérêts.

****

 

sources : Archives Nationales / Fontainebleau


La tragique méprise des jurés de Rouen

Lettre collective des jurés. Tragique méprise / sources archives nationales BB/24/20104
Lettre collective des jurés. Tragique méprise / sources archives nationales BB/24/20104
Télégramme du Procureur général au Garde des Sceaux du 25/11/1910
Télégramme du Procureur général au Garde des Sceaux du 25/11/1910