La plaidoirie de Maître René Coty, avocat de Jules Durand

René Coty avait 28 ans lorsqu'il fut nommé pour assurer la défense de Jules Durand. Jusqu'au verdict de la Cour d'Assises de Rouen il resta confiant sur le sort de son client, persuadé que la vérité triompherait.

Par la suite, il déposera un pourvoi en Cassation qui sera réjété puis sollicitera la grâce auprès du Président de la République Armand Fallières.

 

Messieurs les Jurés,

 

Avant de présenter devant vous la défense de Durand, je vous demande la permission de vous adresser une prière,- une prière qui pourra paraître quelque peu irrévérencieuse, qui est peut-être contraire à toutes les règles et à toutes les traditions,- mais que j'ai le devoir dans une telle affaire de formuler très franchement,- et voici pourquoi :

 

Pour la plupart vous entendez autour de vous tout le monde se plaindre d'agitations qui ont profondément troublé le pays, qui ont alarmé et paralysé le commerce et l'industrie et dont on s'effraie, et dont on s'indigne d'autant plus qu'elles semblent aller sans cesse en se multipliant et en s'aggravant.

Et l’on dit,- et tous ou presque tous vous le dites aussi: "Il faut mettre un terme à cela, on n'y parviendra qu'à force de fermeté et d'énergie. Et ceux qu'il faut atteindre, ceux qu'il faut frapper, ce ne sont pas seulement les simples comparses, ce sont les meneurs".

 

Eh bien M.M. les Jurés, voici devant vous, sur le banc des accusés,- A votre merci,- voici le meneur d’une grève, voici un dirigeant de syndicat ouvriers. Et il est accusé non pas seulement d'avoir excité à la violence, mais d’avoir été l'instigateur et l'organisateur de la plus cruelle, de la plus barbare des "chasses aux renards".

"Enfin, on en tient un", s'est-on écrié dans les milieux où nous vivons. Et peut-être est-ce sous cette impression que quelques-uns parmi vous ont vu Durand comparaitre devant eux.

Ah je le sais, Messieurs les Jurés, vous êtes des hommes consciencieux et de bonne foi, vous voulez être des juges impartiaux.

Mais suffit-il toujours de vouloir être impartial pour l'être vraiment ?

 

 

N’est-il pas à craindre que malgré vous, sans que vous vous en doutiez il subsiste encore au fond de votre esprit certaines prétentions qui pourraient, à l'heure de votre vote, peser sur votre décision et fausser votre jugement.

C'est pourquoi, Messieurs les Jurés, je me permets de vous dire : Prenez garde. Faites, je vous en supplie, un grand effort sur vous-mêmes pour extirper entièrement de votre esprit toutes les idées préconçues qui ont pu s'y glisser.- pour oublier complètement vos opinions, vos intérêts, vos sentiments personnels,- pour n'être plus en un mot, ni patrons, ni ouvriers, ni rentiers,- pour n'être plus que des juges.

 

Et votre jugement, Messieurs, les Jurés, peut-être, après les longs débats auxquels vous avez assisté, peut-être est-t-il à peu près formé au moment où je vous parle. Eh bien, laissez-moi vous demander cela encore de toute mon âme.- ne l'arrêtez pas définitivement, ce jugement,- attendez jusqu’au bout, attendez que l'accusé ait eu enfin la parole, attendez que je vous aie présenté sa défense.

Non pas que je compte sur mes faibles forces pour émouvoir vos sentiments. Tout ce qui pourrait être dit à cet égard en faveur de Durand a été admirablement dit au nom des frères Boyer par le confrère dont nous aimons le grand talent et le grand cœur.

 

C'est à votre bon sens seulement, c'est-à-dire à votre raison, c’est à votre attention que je veux m'adresser. Si aride, si ennuyeux que puisse paraitre une semblable discussion, je ne veux la conduire qu'à l'aide de faits, de textes que je puiserai le plus souvent, en précisant chaque fois mes références, dans le dossier où sont réunies les déclarations que les témoins ont approuvées et signées.

Ces témoins, Messieurs les Jurés,- et c'est là une très grosse lacune qui vicie singulièrement tout le débat,- ces témoins, vous n'en avez entendu ici qu'une partie, qu'une minorité.

 

Il faut que vous sachiez tout de suite que si au cours de l'information on a entendu les 12 témoignages qui nous accusent, et qui ont été tous entendus par vous,- on a d'autre part entendu sous la foi du serment 75 témoignages qui nous innocentent:

 

Et l’on aurait pu, et l'on aurait du en entendre 500,- puisque, les propos criminels qui nous sont imputés, nous les aurions tenus devant 500 auditeurs.

Supposez, Messieurs les Jurés, que chacun de vous suppose pour un instant qu'au lieu d'avoir mission de juger cette affaire il ai été chargé de l'instruire. Un beau jour, un agent de la Compagnie Transatlantique se présente à votre cabinet vous conduisant douze de ses ouvriers ou contremaitres, 12 'jaunes" qui, à tort ou à raison, peu importe,- ont pris position contre la grève et contre le syndicat; ils viennent dénoncer le secrétaire, le trésorier et un autre dirigeant de ce Syndicat,- ils les accusent d'avoir conseillé le meurtre de Dongé dans des discours tenus devant 500 personnes.

 

Quelle sera votre première pensée, à vous, juge d'instruction ? Il faut, vous direz-vous, aussitôt vérifier ces dires, et vous ferez d'abord faire par votre police une enquête aussi habile et aussi complète que possible. Puis  vous ferez venir devant vous le plus grand nombre possible d'individus ayant assisté à ces réunions. Vous les interrogerez, vous les presserez de questions. Et si leurs affirmations sont en contradiction avec les affirmations des 12 dénonciateurs, vous les mettrez en présence, vous les confronterez,- de façon à jeter sur l'affaire le plus possible de lumière.

 

Voilà ce que vous auriez fait, n'est-ce-pas ?

 

Voilà ce qu'on n'a pas fait,- ce qu'on n'a même pas essayé de faire.

 

Il a fallu que le père de Durand et quelques amis, voyant qu'on acceptait sans contrôle les déclarations des dénonciateurs, -il a fallu qu'ils dressent tant bien que mal une liste de plus de I00 témoins, qu’on a d'ailleurs fait entendre, un peu dédaigneusement, par un Commissaire de police délégué et qu'on n'a jamais songé à confronter avec ceux qu'ils contredisaient formellement.

Au moins nous pensions que ces témoins à décharge le Ministère public les ferait venir devant vous, pour que vous  les entendiez pour que vous les voyiez, pour que vous puissiez mieux apprécier leurs dires.

 

On ne l'a pas voulu.

 

Alors qu'on citait tous les témoins à charge sans exception, on ne consentait a faire paraitre devant vous qu'une infime partie des témoins de la défense.

Cela prendrait trop de temps, nous a-ton fait observer. Comme si vous, qui avez fait le sacrifice, Messieurs les Jurés, de près de 2 semaines de votre temps, vous ne nous auriez pas donné volontiers un jour de plus pour posséder vraiment dans cette grave affaire, tous les éléments d’appréciation nécessaires et pour pouvoir juger aussi en parfaite connaissance de cause !

Ah ! je le sais, dans l'état actuel de notre législation, c'est a 1'accusé de faire venir lui-même, à ses frais, les temoins qu'il juge utiles. Et s'il n'a pas d'argent, le Ministère Public a -juridiquement- le droit de lui répondre: "Tant pis pour vous".

Si je ne me trompe, et je puis me tromper, parmi tous les projets de loi qu'on dépose chaque jour et qu'on discute si rarement, il y en existerait un qui obligerait le Ministère Public, lorsque l'accusé est indigent, à citer à la demande de celui-ci un nombre de témoins qui pourrait aller je crois, jusqu’au double du nombre des témoins à charge.

Mais ce n'est en tous cas qu'un projet, et Monsieur l'Avocat général aurait pu se refuser à faire entendre ici aucun de nos témoins;

 

 

Il a bien voulu nous promettre d'en convoquer quelques uns et nous demander une liste de ceux auxquels nous tenons le plus.

Tout en persistant dans notre demande première, nous lui avons subsidiairement, comme on dit dans le jargon du Palais, envoyé une liste d'environ 15 témoins, je crois, classés par ordre d'importance.

Cette liste qui cependant n'avait rien d'excessif, il me semble, on l'a encore rognée tout en faisant venir trois témoins qui parmi tous les témoins entendus à l'information sur notre demande étaient ceux dont les déclarations, sans nous "être contraires, nous étaient le moins favorables. Ces trois témoins, n'ont certes pas répondu aux espérances que l'Accusation avait mises en eux, mais ils ont pu à d'autres égards vous donner une idée inexacte de ce qu'est la grande masse de nos témoins. Sans que je veuille en dire du mal, je vous demande de ne pas juger de notre enquête d’après ces échantillons que nous n'avons pas choisis.

Quant aux autres, leurs déclarations restées enfouies dans le dossier risquent fort de ne pas produire sur vous la même impression que vous les aviez vus là, devant vous, en chair et en os, venant tour à tour affirmer notre innocence.

Et cependant, en bonne justice, vous avez le devoir de tenir le même compte de ces dépositions que si le Parquet avait jugé à propos d’inviter les témoins à les renouveler à votre Barre.

Vous avez le devoir de faire, sur ce point encore, un effort mental pour imaginer que vous les avez vus défiler, tous ces témoins, venant les uns après les autres opposer aux témoins a charge, démentis sur démentis.

 

Messieurs les Jurés quand les témoins qui disent blanc et les témoins qui disent noir, sont a égalité et que ni les uns ni les autres ne sont convaincus de faux témoignage, le Juge peut certes avoir une opinion, mais il ne peut pas avoir une certitude, en conscience il n'en a pas le droit.

 

 

Mais, quand en face de 12 témoins qui accusent, il y en a 75 qui innocentent, quel Juge, digne de ce nom, pourrait songer à prononcer en toute certitude, une condamnation.

Une condamnation prononcée dans de pareilles conditions par une juridiction régulière, Messieurs les Jurés, cherchez dans le passé, dans tous les temps et dans tous les pays  je dis que vous n'en trouverez pas une et que ce serait aujourd'hui un fait sans précédent dans les anales judiciaires.

Essaiera-t-on de concilier les témoignages à charge, avec les témoignages à décharge?

 

Ce n'est pas possible et Monsieur l'Avocat Général ne l'a même pas tenté. Nombreux sont en effet, parmi nos témoins, ceux qui ont affirmé avoir assisté à toutes les réunions et y avoir toujours entendu Durand prêcher le calme. D'autre part plusieurs des témoins de l'accusation déclarent avoir pris part a un certain nombre de séances et y avoir toujours entendu Durand préconiser l'assassinat.

La thèse de Monsieur l'Avocat Général est beaucoup plus simple: Parmi les témoins, nous disait il, ceux-là seulement sont dignes de foi qui ont déposé en faveur de l'accusation.

 

Ainsi nous parlent nos clients quand une enquête a mal tourné pour eux. C'est le dernier argument des causes désespérées.

Moins que tout plaideur, le Ministère Public ne devrait cependant y recourir, car il se heurte alors à un dilemme sans issue : ou bien en effet, il est démontré que les témoins à décharge ont menti, alors ils ont commis le crime de faux témoignage, pourquoi ne les poursuivez vous pas. Ou bien vous êtes obligé de reconnaitre que vous n'avez pas la preuve de ces faux témoignages, que vous n'avez pas la certitude que nos témoins mentent, alors vous n'avez pas davantage la certitude et la preuve que nous sommes coupable ?

Ce sont vos amis, vos camarades, nous dit Monsieur l'Avocat Général.

 

 

Soit, mais les témoins à décharge sont nos adversaires, ils ont combattu la grève, ils sont passés de l'autre côté  de la barricade et, vous savez, Messieurs, combien chez ces rudes travailleurs, l'opposition des idées et des intérêts dégénère vite en haines violentes, en haines féroces, et qui ne peuvent qu'être réciproques.

Cette animosité contre le Syndicat, contre ses dirigeants et surtout contre le principal d'entre eux, quelques uns des témoins à charge n'ont pas pris soin de la dissimuler. Ils ont été loin n’est ce pas, d'avoir ici l'attitude calme et impartiale qui seule pout inspirer vraiment confiance en un témoin ! Vous avez vu leurs regards vers l'accusé, vous avez entendu certains épithètes, vous savez aussi que le témoin Dumont a eu maille à partir avec nous (cote 292) que Morin, vice-président  du Syndicat a été débarqué pour ivrognerie (cote 293) qu'Hervé s'est séparé de nous furieux, dit-il, que nous lui ayons refusé un pain (cote 293).

 

Coïncidence singulière, tous les témoins de l'accusation sont employés au service de la Cie Transatlantique. Bien mieux, tous appartiennent à la même équipe, l'équipe de Fouques dont vous savez le rôle actif dans cette affaire. N'est-ce-pas fort étrange et un peu inquiétant alors, surtout, que chaque fois qu'ils viennent déposer, nous les voyons conduits par un agent de la Compagnie.

 

Je ne veux pas, ayant des arguments plus certains, insister sur le langage d'Erhal, contremaitre de la Cie, racontant a Durand Père et au buraliste Brindel que les témoins à charge avaient touché chacun 25 frs. Erhal dégrisé, est venu déclarer que ce n'étaient que des on-dit. Je regrette seulement de n'avoir pu connaitre les noms de ceux dont il tenait ces renseignements. Et je félicite, Messieurs les témoins a charge, qui nous sont apparus aujourd'hui sous l'aspect de véritables gentlemen, d'être maintenant parvenus a une prospérité jusqu'alors inconnue d'eux.

 

 

Nous savons, Messieurs les Jurés, considéré les témoins qui  nous accusent, nous avons vu quel est leur état d'esprit à notre égard et quelle est leur commune origine. Est-il excessif, avant même, d'examiner leurs déclarations, de vous demander de n'accueillir celles-ci qu'avec quelque circonspection et quelque réserve.

 

Mais voyons-les maintenant, ces déclarations :

Sans doute, et nécessairement, elles se ressemblent dans leurs grandes lignes. Mais dès qu'on les regarde de plus près, que de contradictions et quelles graves contradictions, je n'en citerai que quelques unes, un peu au hasard de mes souvenirs.

Par exemple, celle-ci: on prétend que nous avons fait voter la condamnation à mort de Dongé; en quels termes, à peu près, cette proposition a-t-elle été faite ? Qu'est-ce qui a été mis aux voix ?

 

Mon confrère Jennequin l'a demandé à chacun des témoins, et c'était la n’est-ce-pas une question essentielle. Or il n'y a pas deux réponses qui se ressemblent.

Voyez le récit que font les témoins de la réunion, -la seconde ont-ils dit pour la plupart-, où aurait été constituée la fameuse commission qu'on a appelée la commission des 20 costauds. Tout a l'heure, dans la chambre de vos délibérations, prenez la peine je vous en prie, de comparer les douze dépositions; que de propos importants entendus par les uns  et pas par les autres.

 

Inattention ou défaut de mémoire m'objectera-t-on. Admettons-le. Mais comment expliquer que le témoin Argentin vienne déclarer que dans cette sinistre discussion, Gaston Boyer n'aurait pas pris la parole, alors que les témoins Hervé et Paquentin, également à charge, prétendent que ce même Gaston Boyer aurait tenu le langage suivant. "Une correction pour Dongé, non, ce n'est pas suffisant. Ce qu'il faut,  c'est le supprimer.

 

Comment expliquer que selon certains, c'est Henri Boyer qui aurait pris l'initiative de la proposition et l'aurait le premier formulée quand d'autres disent qu'il n'a fait que l'appuyer.

 

Et voyez quelle confiance on peut avoir en la parole de ces témoins. S'il est un point important dans cette affaire, c'est bien n'est-ce-pas de savoir si les 4 auteurs principaux ou présumés tels, qui sont ici assistaient ou n'assistaient pas à la réunion dans laquelle les trois prétendus complices "moraux" auraient conseillé le meurtre de Dongé.

 

On pose cette question à Hervé. Hervé répond qu'il a constaté la présence de l'un d'eux, Couillandre. Or, nous savons par le témoignage de Mr. Miast entrepreneur à Deauville et le Ministère Public a reconnu que c'est la un fait acquis au débat,- que du 25 juillet au 5 septembre, Couillandre a été continuellement employé à son service. Voilà donc un témoin à charge pris en flagrant délit d'inexactitude, ce qui n'est pas cependant chose facile, car la pratique judiciaire montre que si les faux témoignages, hélas, sont fréquents, il est rare de pouvoir avec preuves à l'appui en poursuivre les auteurs.

Monsieur l'Avocat Général a passé sous silence ces fâcheuses erreurs des témoins à charge. Mais il y a eu dans son réquisitoire une plus grosse lacune encore : Monsieur l'Avocat Général n'a rien répondu à l'argument singulièrement concluant qu'est venu apporter à notre thèse la déposition de M. le Chef de la Sûreté, un témoin, celui-là, qui ne sera pas suspect de partialité en notre faveur.

 

Comme bien vous le pensez, la Police surveille de très près tout ce qui se dit et se fait dans les réunions de grévistes. Nous pensons donc que la Police havraise devait avoir des informateurs qui la tenaient au courant de ce qui se passait aux diverses séances. Nous avons posé la question à M. Henry. Vous avez entendu la réponse : Oui j'avais des "renseignements indirects" qui me tenaient au courant des faits et gestes des  grévistes. Et M. Henry a précisé : Je recevais des rapports sur les réunions des grévistes. Et il a ajouté : jamais il n'y a été fait mention des propos reprochés aux inculpés.

 

Comment expliquer, Monsieur l'Avocat Général, que votre Chef de la Sûreté ainsi renseigné ait pu ignorer totalement non seulement des discours aussi graves que ceux qu'on nous impute, mais encore le vote : par l'assemblée, les votes plus exactement, dans plusieurs séances des condamnations à mort de Donge, d'Argentin et et de Leblond ?

 

Contradictions entre les dires d'un même témoin à l'instruction et a l'audience, -je les ai relevées au cours des débats, vous vous en souvenez; je n'y reviens pas.

Contradictions des témoins à charge entre eux. Contradictions entre les 12 témoins à charge et 75 témoins à décharge.

 

Contradictions entre ces mêmes témoins à charge et les informations de la police.

 

Ce n'est pas tout encore. Nous allons maintenant les voir en contradiction avec les vraisemblances, et si je puis dire, avec le bon sens.

En contradiction d'abord avec tout ce que nous savons du passé, du caractère, de l'attitude de Durand.

Vous vous rappelez les excellents renseignements qui ont été recueillis sur son compte. Tous s'accordent à reconnaitre que son existence jusqu’à ce jour a été en tous points irréprochable.

Bon ouvrier, il n'a cessé de travailler très  régulièrement.

Pendant 8 ans il est resté au service de la Cie des Docks-Entrepôts ainsi qu'en fait foi le certificat que voici. En 1909 il est entre à la Sté d'Affrètement où il n'a jusqu'à la grève, cessé de travailler en compagnie de son père.

 

Voilà l'homme privé : et déjà, quand je considère qu'on lui reproche d'avoir été le pire des énergumènes je puis dire, n'est-ce pas, "cela ne lui ressemble guère".

 

Mais penserez-vous peut-être, c'est un syndicaliste, Et aux yeux de certains c'est là presque son crime.

Je pourrais vous dire : la question  n’est pas là. Quelles que soient ses opinions, fut-il même anarchiste, il a toujours droit à votre impartiale justice.

 

Mais je ne veux  pas m'en tenir à cette seule réponse, si incontestable qu'elle soit. Je veux vous présenter  complètement Durand sous son véritable jour :

 

Oui, c'est un syndicaliste. Mais il y a syndicaliste et syndicaliste, comme il y a socialiste et socialiste.

Il y a des socialistes à la manière de M. Hervé et des socialistes à la façon de M. Briand.

De même il y a des syndicalistes qui, des syndicats, veulent faire des groupements révolutionnaires. Il en est d'autres aussi qui veulent que le syndicat soit vraiment un groupement professionnel, -qui exhortent leurs camarades à user du droit que la loi de 1864 confère aux ouvriers comme aux patrons-, et ceux-là, sachez-le tous Messieurs, sont les adversaires les plus déterminés des méthodes de désordre et de violence.

Ah !  on parle avec colère des meneurs. Certes il en est de violents et qui répandent autour d'eux la violence. Il en est d'ambitieux qui pour "arriver" flattent la violence des autres.

Mais il en est aussi qui sont d'autant plus raisonnables, et d'autant plus modérés que placés à la tête d'un syndicat, détenant ainsi une petite parcelle de pouvoir, ils ont conscience de leur responsabilité.

 

 

Certes, ils ne font pas autant de bruit que les autres, vous n'entendez pas aussi souvent parler d'eux dans votre journal. Vous ignorez peut-être leur existence. Mais ils existent, et s'ils n'existaient pas, laissez moi vous le dire si paradoxal que cela puisse vous paraitre, s’ils n'existaient pas, vous verriez encore plus de troubles et d'excès.

 

Réfléchissez en effet, à ce qu'est une foule, vive, impressionnable, ardente, toujours prête a se porter aux actes les plus extrêmes. Composez maintenant cette foule exclusivement d'ouvriers, -et surtout de ces rudes travailleurs qui dans le charbon, au fond des soutes, font un métier d'enfer. Jetez dans ce milieu l'effervescence d’une grève, avec ses misères et avec ses colères. Et dites-moi donc s'il a une tâche facile et enviable, celui qui est le berger de ce troupeau. Et lorsque vous voyez une grève de charbonniers comme la nôtre durer de longues semaines, sans autre incident que des violences individuelles, sans qu'un instant l'ordre soit troublé dans la rue-, lorsque vous voyez la sortie des réunions de grève s'effectuer dans le plus grand calme-, je vous le demande : Croyez-vous que des centaines de grévistes viennent d'entendre leur chef tenir des propos incendiaires ?

Non, s'ils sont calmes, c'est que Durand, -non sans mérite et sans courage-, leur a prêché le calme. il faut l'en louer.

Et il faut le louer aussi de ce qu'il travaille ainsi à l'amélioration non seulement de la condition matérielle de ses camarades mais encore, mais surtout de leur condition intellectuelle et morale, -de ce qu'il lutte de toutes ses forces contre l'alcool, le pire ennemi de la classe ouvrière-, de ce qu'il dit aux travailleurs qui l'écoutent "Pourquoi gagner quelques sous de plus si cela ne vous sert qu'à boire un peu plus de poison"?

Illusions,  chimères, dira-t-on. Je ne sais pas. Mais ce que je sais c’est qu’en tout cas des illusions comme celles-là, sont de belles et de bonnes illusions et qui sont dignes de toutes nos sympathies et de tous nos encouragements.

 

Voilà le syndicalisme de Durand, tel que vous l'ont fait connaitre les dépositions des témoins et les renseignements de la police,- tel encore que vont nous le montrer trois attestations émanant  de personnalités particulièrement dignes de foi.

Voici d'abord une lettre que je viens de recevoir de M. Jules Siegfried, Député du Havre qui n’est ni socialiste, ni même radical et qui m'écrit: "Ayant cherché à rapprocher les patrons et les ouvriers pour arriver à la solution de la dernière grève, j'ai eu l'occasion de m'entretenir plusieurs fois avec M. Durand et j'ai trouvé en lui un homme bien disposé à faciliter un arrangement;"

 

Voici une lettre de M. Génestal,  Maire du Havre, Vice-président du Conseil Général de la Seine-Inférieure qui lui aussi est loin d'être un "avancé": "Vous m'avez prié, m'écrit……..Génestal

Enfin, Messieurs, on m'a fait tenir encore l'attestation suivante qui émane de Monsieur l'Économe des Hospices du Havre

 

Voilà, Messieurs, l'assassin que vous avez à juger et qui aurait commis le plus lâche, le plus honteux des assassinats,- celui qu'on fait faire par les autres.

Vous connaissez maintenant l'homme qui, d'après l'accusation, aurait excité les "auteurs principaux" à commettre le meurtre de Dongé.

Voyons maintenant ceux qui auraient ainsi excités, poussés à la violence, voyons les malheureux qui n’auraient entre leurs mains que de trop dociles instruments;- voyons ces moutons qu'il aurait rendus enragés.

 

Loin de moi la pensée de les accabler, ce n'est pas mon rôle d'avocat. Mais sans aggraver aucunement leur citation, j'ai le droit de constater que ces moutons-là  ressemblent fort à des loups.

Sur leur casiers judiciaires noircis de condamnations, vous voyez reparaitre sans cesse le même motif; coups et blessures.

Les renseignements de police vous les représentent comme des gens extrêmement violents,- surtout, ajoute-t-on, quand ils sont ivres. Et de l'un d'eux on nous apprend qu'il est ivre 5 jours sur 7.

"Sous l'empire de l'ivresse il devient méchant et querelleur.... "Il est violent et emporté". Duquel nous dit-on cela, Messieurs?,- De tous les quatre.

 

Et pour tous les quatre on peut résumer les renseignements de police dans ce mot qui y est plusieurs fois répété ; ce sont des brutes.

Ah ! ils avaient bien besoin d'être excités à la violence pour se livrer à la violence !

Avaient-ils du  moins besoin d'être excités contre Dongé pour lui en vouloir et lui chercher querelle ?

Non. Avant même la grève, il y avait parmi les charbonniers une vive antipathie contre Dongé. C'est d'un témoin à charge, du chef des témoins a charge, du contremaitre Fouque que nous le tenons.

 

Voici ce qu'il déclare en effet à l'instruction (c.296) "Dongé rendait compte fidèlement de ce qui se passait et signalait ceux "qui ne travaillaient pas. C'est de là qu'est venue une haine qu’il y avait "contre lui."

Mais mieux encore que le témoignage de Fouque il y a un fait qui nous montre quelle était dès le début l’hostilité de certains ouvriers contre Dongé; ce fait, vous nous en souvenez, nous a été rapporté par deux témoins à charge en même temps que par  plusieurs témoins à décharge.

A la première réunion de grève, Dongé était venu. Certains de ses ennemis le voient, ils le somment de prendre la parole et dès qu'il parait à la tribune il en est qui s'avancent vers lui, menaçants, prêts à lui faire un mauvais parti. Ils allaient le rudoyer, quand, intervient pour le protéger, qui ? Durand !

 

Et quand, trois semaines plus tard, ce même Dongé sera attaqué, frappé, assommé par quelques uns de ces charbonniers qui en détestent aussi furieusement,- au lieu de dire: il est tombé victime de cette haine on va prétendre que c'est Durand qui l'a fait tuer.

 

Durand qui ne le connaissait même pas auparavant,- Durand qui n'a jamais eu de rapports avec lui, qui n'a jamais travaillé à la Compagnie Transatlantique, Durand qui n'a contre Dongé pas le moindre motif d'animosité.

Et comment, maintenant, Dongé a-t-il été assailli et frappé? Peut-on voir dans cette agression, ainsi que le soutient l'accusation, l'exécution d'un plan concerté ?

Il est près de 9 heures du soir. Nous sommes sur le Quai d'Orléans, tout près du Quai Colbert qui est notre quai a charbons, en face de la tente-abri que les Havrais connaissent bien, qu'ils connaissent même trop car elle sert de refuge,- a quelques ouvriers charbonniers sans doute,- mais aussi a beaucoup de gens sans aveux.

Ce soir-là, nous dira, Mme Scheid (c. 155) "il y a du monde comme il y en a d'habitude".

Voilà le milieu où s'aventure Dongé qui, prétend-on était là et se savait condamné à mort par ces gens-là.

Remarquez qu'il a travaillé à la Compagnie Transatlantique, qu'il demeure dans le quartier de l'Eure, que par conséquent le quai d'Orléans est a l'opposé de son chemin.

 

Il a d'ailleurs quitté le travail depuis plusieurs heures et fait chez lui une courte apparition et  puis est venu trainer de café en café.

Et quand la bagarre se produit, tous les acteurs de ce drame, victime et agresseurs, tout le monde est abominablement ivre.

Ivres, les agresseurs le sont tellement qu'après leur arrestation le Commissaire de Police (c. 147) en sera réduit, en fait d'interrogatoire à écrire ces lignes: "Nous constatons que les trois inculpés, Mathieu, Couillandre et Lefrançois, amenés a notre commissariat, se trouvent dans un état d'ivresse tel, qu'il est absolument impossible de procéder a leur interrogatoire; nous remettons donc "à plus tard la continuation de notre enquête".

 

Ivre, le malheureux Dongé l’est à ce point qu'on a dû lui administrer de l'ammoniaque.

Or cet ivrogne porte sur lui un revolver et il l'exhibe, il en fait parade;- nous savons aussi qu'il a de l'argent et qu'il le fait sonner, en narguant les autres charbonniers.

 

Une querelle était fatale; elle ne tarde pas a naitre et l'on entend Dongé, déjà un peu houspillé par ses adversaires, leur crier des injures: "Bande de salauds! Bands de vaches! etc

La querelle s'envenime, la rixe s'aggrave entre ces gens ivres; Dongé qui s'était refugié dans une allée en est expulsé et le voici à nouveau au milieu de la bande de brutes qui tapent sur lui, comme des brutes.

Mais il y a dans la scène qui s'est ainsi déroulée une circonstance qui parait avoir grandement impressionné M. L'Avocat Général et M. le Président qui en ont fait contre nous une charge accablante : pour frapper Dongé ses bourreaux l'ont entouré. Or les témoins à charge rapportent que Durand et les frères Boyer auraient conseillé à leurs auditeurs de l'entourer pour le tuer afin qu'on ne puisse savoir qui avait porté les coups.-

 

Voilà, n’est-ce-pas, une coïncidence décisive. Il en résulte clairement que nos ivrognes, tout ivres qu'ils sont, sont les habiles et prudents exécuteurs des instructions de Durand.

 

Dans leurs démonstrations toutefois, M. le Président et M. l’Avocat Général ont négligé un point: c'est de nous expliquer comment une dizaine d'individus qui en frappent un autre, pourraient le frapper sans l'entourer. Vouliez-vous donc qu'ils se missent à la queue-leu-leu? Et est-il besoin de faire intervenir ici un prétendu complot pour expliquer des  choses qui s'expliquent toutes et toutes seules et tout naturellement,- des choses, pour mieux dire, qui ne s'expliqueraient pas s'il y avait eu vraiment dessein prémédité de tuer Dongé.

 

Car comment dans votre système, Monsieur l'Avocat général, comment expliquer qu'entre la sentence de mort et son exécution, il se soit déroulé  trois semaines. Pendant ces trois semaines Dongé  n’est pas resté réfugié sous la protection de la Compagnie Transatlantique. II a circulé en ville de jour et de nuit. Eh bien, si on avait décidé sa mort, pourquoi ne l'a-t-on pas cherché, pourquoi ne l'a-t-on pas attendu ? Pourquoi n'a-t-il été attaqué que lorsqu'il est venu lui-même au milieu de ses ennemis, dans la gueule du loup ?

 

Et les exécuteurs de la sentence qui, par ruse, dites-vous, entourent la victime, comment ont-ils en même temps que tant de prudence la lourde imprudence de commettre leur crime dans un endroit aussi fréquenté qu'éclairent à ce moment tous les cafés qui se succèdent là sans interruption ? Comment s'expliquer cela quand on sait surtout que les rues voisines que Dongé devait suivre pour rentrer chez lui sont désertes et sombres, car il n'y a plus ni populace, ni cafés, ni maisons, i n'y a plus dans ces rues que nos deux casernes.

 

Et ces assassins qui, prétendez-vous, prennent si bien soin de se dissimuler, ils font durer longuement cette scène de meurtre, si longuement que les témoins auront le loisir de regarder, nombreux, et de reconnaitre les coupables.

 

Voyons, Messieurs, peut-on soutenir sérieusement que ces brutes n'aient fait que suivre fidèlement les prétendues instructions que nous leur aurions données ?

 

Mais ce qui est encore plus invraisemblab1e, ce qui est vraiment absurde, ce que ne pourront admettre les hommes de bon sons que vous êtes,- c'est que Durand ait pu donner de pareilles instructions devant 500 individus,- c'est que devant un tel auditoire il ait pu dire, comme le racontent les témoins de l'accusation; "Frappez à mort Dongé, mais ne dites pas que c'est moi qui nous l'ai conseillé, car j'attraperais deux ans de prison."

 

Non, il n’est pas possible que Durand ait tenu un tel langage, sous le sceau du secret, devant ces 500 charbonniers, parmi lesquels aussi, comme dans toutes les réunions de ce genre, un certain nombre d'indicateurs de police. Et que l'accusation n'allègue pas que Durand pouvait ignorer la présence de ces derniers, car un de ses témoins, Morin (c.279) fait dire à Durand;" Je sais qu'il y a des mouchards dans la salle."

Et remarquez que ce n'est pas une fois, dans le feu de l'improvisation, que Durand aurait proféré ces incroyables propos. Ils auraient été reproduits par les deux frères Boyer.

Et surtout, ils auraient été répétés par tous trois à plusieurs réunions, "à chacune des séances auxquelles j'ai assisté" a même affirmé Paquentin (C. 274).

 

Et il y avait de présents, Messieurs Genet et Geeroms qui sont en pareille matière gens fort expérimentés. Et ils auraient laissé Durand et les Boyer répéter a chaque séance leurs paroles homicides et ils ne leur auraient pas fait observer que ces conseils d'assassinat, que ces votes de condamnation à mort allaient fatalement parvenir à la connaissance de la police, et qu'ils allaient ainsi au-devant dune condamnation certaine et des plus sévères.

 

Et ces trois hommes n'auraient pas songé, et on ne leur aurait pas fait observer que non seulement ils se sacrifiaient ainsi personnellement, mais qu'ils sacrifiaient du même coup leur grève,- car la mort de Dongé, ce devait être et ça a été en effet la fin de la grève.

 

Non, non, cela n’est pas possible. Non, chez cet homme qui n’est ni un violent, ni un imbécile, il ne peut y avoir eu tant de stupidité jointe à tant de férocité.

 

Et quels monstres aussi que ces 500 ouvriers qui tous lèvent la main, votent la mort d'un homme, sans qu'un seul ait un sursaut de révolte et qui plus tard, avec la même docilité, au lendemain du meurtre de Dongé voteront encore l'ordre du jour de flétrissure que Durand aura l'audace de leur proposer.

 

Mais, j'y songe, parmi cette sinistre assemblée, il y a vos témoins à charge Monsieur l'Avocat Général, et non seulement, ce qui pourrait se comprendre, ils n'ont pas protesté, mais encore ils ont continué nous déclarent-ils eux-mêmes, à assister aux réunions suivantes et à se solidariser ainsi avec ce syndicat d'assassins.

 

Et si, plus tard, ils s'en sont séparés, oh, ce n'est pas parce que leur conscience s'est enfin  réveillée, c'est tout simplement parce qu'à l'un, par exemple, on a refusé un pain, parce qu'un autre encore a été exclu du bureau à cause de son ivrognerie.

Mais du moins, lorsqu'ils vont rompre avec le syndicat et se faire embaucher à la Compagnie Transatlantique ils vont, n'est-ce-pas avertir leurs chefs et prévenir les intéressés.

 

C'est ce qu'ils ont fait, effectivement, nous disent-ils.

 

Ils ont mis au courant le contremaître Fouque. Il est peut être un peu surprenant qu’ils n'en aient parlé qu’à celui-là et aux trois condamnés et que tous se soient abstenus de raconter à aucune autre personne le fait inouï auquel ils ont assisté.

 

Mais passons, car il y a quelque chose de plus étrange encore : c'est que le contremaître Fouque, l'ennemi juré du syndicat cependant, ayant appris les graves propos et les votes plus graves encore qui visent ses trois subordonnés, ne les signale ni à la police ni à ses supérieurs, pas même à ceux avec lesquels il est en contact journalier.

 

Ah ! si l'extraordinaire histoire qu'on voudrait vous faire admettre, Messieurs les Jurés, était exacte, quelle lourde responsabilité pèserait sur ce singulier contremaître, qui en présence de menaces comme celles-là, n'aurait rien fait ni rien dit pendant plus de 15 jours,- jusqu'au lendemain de la mort de Dongé.

 

Voyons, allez-vous croire à cet amas d'invraisemblances ; allez-vous croire aux propos que Durand aurait tenus contre son père,- son père dont il partage l'existence, avec lequel il travaille, dont il est l'unique enfant,- son pauvre vieux père qui est venu là dans cette salle, et qui attend votre verdict avec dans le cœur plus d'angoisse que je ne saurais le dire.

 

Allons donc, à chaque pas en avant que nous faisons dans l'examen de cette accusation, nous constatons avec une évidence toujours plus éclatante que comme je le disais au début de ma plaidoirie, les témoignages à charge sont en contradiction avec le bon sens comme  ils sont en contradiction, nous l'avons vu, avec une centaines d'autres témoignages, comme ils sont en contradiction avec les informations de la police, comme ils sont contradictoires entre eux.

 

 

Ne nous est-il pas permis maintenant de conclure que ces témoins qui, je vous le rappelle, sont nos adversaires, ne disent pas la vérité.

Mais, m'objectera-t-on encore, il est peu croyable qu'ils aient inventé de toutes pièces les faits qu’ils relatent.

Je réponds : certes, cela n’est guère probable, et quant à moi, je ne le crois pas.

 

Ce que je crois c'est qu'ils ont dénaturé complètement les paroles des accusés. Ce que je crois c'est que, comme en a témoigné M. Genet, un des Boyer a proposé de radier Dongé, Leblond et Argentin des contrôles du Syndicat et que Durand a mis aux voix cette proposition.

 

En quels termes ? Oh Messieurs, voyez par quelle gradation cette proposition parfaitement légitime va se transformer en une motion criminelle.

On a proposé de le radier,- dit M. Genet, de s'en séparer,- dit M. Argentin, de s'en débarrasser,- dit M. Dumont, de le supprimer,- dit M. Paquentin, de lui faire sauter le pas,- déclare Morien, de le mettre mort, affirme Uffler.

 

Il en est de même pour la commission chargée de faire des quêtes et peut-être d'exercer une surveillance qui n'aurait d'ailleurs en soi rien d'illicite.

Elle devient dans la bouche des témoins à charge une commission de vingt costauds chargés de mettre à exécution les terribles décisions de l'assemblée.

Notons ici qu'aucun de ces vingt "costauds" n’est parmi les agresseurs de Dongé.

 

Remarquons d'autre part, que l'accusation n'a même pas établi la présence des quatre auteurs principaux aux réunions où la mise à mort de Dongé aurait été préconisée et votée,- que bien mieux elle a établi  l'absence de l'un tout au moins des accusés, Couillandre,- ce qui n'empêche pas qu'on nous reproche d'avoir par nos discours incité Couillandre à commettre ce meurtre.

 

Mais à quoi bon nous défendre plus longtemps contre cette accusation qui ne prouve rien. Il est temps de nous redresser et de proclamer que s'il y a une preuve certaine qui soit administrée dans cette affaire par des présomptions nombreuses et concordantes,- c’est  la preuve de l'innocence de Durand.

Il est temps de conclure après cotte trop longue discussion, en affirmant que Durand n’est pas un assassin, qu'il ne mérite ni l'échafaud dont il n’est pas question, ni un bagne auquel l’enverrait un verdict mitigé de circonstances atténuantes.

 

Il a droit à l'acquittement. Et vous l'acquitterez Messieurs los Jurés, je vous le demande avec confiance, au nom de la justice, au nom aussi de l'ordre social.

 

Vous voulez l'ordre, et vous avez raison. Pour faire respecter l'ordre, pour défendre la Société, peut être faut-il frapper fort. Mais, Messieurs les Jurés, prenez bien garde, ne frappez pas à côté.

Songez aux funestes conséquences d'une erreur judiciaire comme celle-là, que pourraient attester des centaines d'ouvriers qui ont suivi les réunions, tous ceux qui connaissent Durand, qui l'ont vu à l'œuvre et qui demain pourraient clamer : "Ils ont envoyé Durand au bagne, et pourtant, nous le savons, Durand est innocent."

Ah ! Messieurs les Jurés, ne l'oubliez pas,- et ce sera là ma dernière parole,- ne l'oubliez pas : c'est avec ces erreurs-la ; c’est avec ces injustices là qu'on fait les révoltés, qu'on fait les anarchistes.

Parce que vous avez souci de l'intérêt de la Société dont vous êtes ici les Représentants,- parce que vous avez souci de votre devoir de Juge,- lorsque tout à l'heure on vous demandera si vous avez la certitude, si vous avez la preuve que Durand est coupable, vous répondrez :

 

Non, car en conscience vous ne pouvez répondre que NON !

 

Le 25 novembre 1910

Maitre René Coty