L’Affaire Jules Durand

en 50 tableaux

La tragédie de Jules Durand se joue en seulement neuf mois, de septembre 1910 à avril 1911… et en trois actes, au Havre (de la grève à l’arrestation), à Rouen (de la condamnation à mort à la grâce puis la libération) puis au Havre à nouveau (du retour triomphal à  l’internement).

 

  1. LES CHARBONNIERS DU HAVRE : ENTRE MISERE ET ALCOOLISME

A l’été 1910, on trouve, sur le port du Havre, environ 700 charbonniers embauchés le plus souvent à la journée en fonction de l’arrivée des bateaux. Ils se retrouvent sur les quais autour du « fourneau économique » où l’on vient se restaurer pour quelques sous… juste en face du poste de police. Le travail de déchargement du charbon des soutes des navires est harassant. L’alcoolisme sévit d’autant plus que les ouvriers sont payés à la demi-journée dans les bars. Selon Geeroms, le secrétaire de l’Union des Syndicats du Havre, 90 % des ouvriers charbonniers sont alcooliques. C’est « Germinal » version portuaire…

2. LA RELANCE DU SYNDICAT ouvrier DES CHARBONNIERS

Jules Durand, secondé par les frères Boyer, va s’efforcer de relancer le Syndicat ouvrier des charbonniers du port du Havre, affilié à la CGT. Assidu aux cours de l’Université populaire proposée par la Bourse du Travail, sa personnalité dénote sur les quais : il est connu pour être un buveur d’eau (membre de la Ligue antialcoolique) et a adhéré par ailleurs à la section locale de la Ligue des Droits de l’Homme récemment créée dans la tourmente de l’Affaire Dreyfus. Il est marqué par les idéaux anarcho-syndicalistes, déterminé à rassembler les dockers charbonniers et opposé à toutes violences.

2. L’INSTALLATION DU « TANCARVILLE » ou le machinisme portuaire en marche

Alors que la tension sociale est déjà grande au Havre en août 1910, les armateurs décident, pour améliorer la productivité, d’investir dans un nouvel appareil électrique monté sur un portique, baptisé « Tancarville », permettant, grâce à son système de chaîne à godets, de multiplier par 5 les cadences de déchargement du charbon.

3. LA GREVE DES CHARBONNIERS

Dans ce climat social tendu, les ouvriers charbonniers vont vouloir faire entendre leurs voix, en dénonçant la vie chère, en revendiquant l’augmentation des salaires et en refusant l’utilisation du « Tancarville», synonyme de chômage sur les quais.

Le 17 août, c’est le rejet par la Compagnie Générale Transatlantique des « revendications auxquelles il n’a pas été possible de donner suite ». En présence de 600 ouvriers, l’assemblée générale du syndicat des charbonniers constate le refus patronal et vote l’appel à la grève. Au terme des débats internes, les grévistes affirment être finalement d’accord pour travailler avec le « Tancarville » sous réserve de primes pour les charbonniers.

4. LA PROVOCATION PATRONALE

Les négociants en charbon décident alors de faire apposer sur les murs une affiche patronale qui va attiser le conflit, équivalant à un lock-out patronal : « A l’avenir l’embauchage ne se fera qu’à la condition rigoureuse d’une garantie de travail effectif ». Du coup, la grève s’étend au-delà de la seule Compagnie Générale Transatlantique à tous les importateurs de charbon. Le port du Havre est vite bloqué…

5. LE RECOURS AUX « RENARDS »

Le 23 août, les premiers incidents éclatent après l’embauche de marins anglais pour des travaux de charbonnage. La Transat embauche 35 ouvriers, renforcés de 50 hommes venus d’autres corporations, nourris et logés à bord des navires afin de les soustraire au mouvement de grève. Le syndicat dénonce ce recours aux « renards ».

6. LES TENTATIVES DE NEGOCIATION DU SYNDICAT DES CHARBONNNIERS

Alors que la grève rassemble 400 charbonniers, une délégation du syndicat se rend auprès du maire du Havre, M. Genestal, pour qu’il intervienne afin de favoriser une négociation. Cette première entrevue échoue, les revendications étant à nouveau repoussées. Le lendemain, se tient une manifestation de charbonniers « calmes et pacifiques » selon le rapport de police du 29 août 1910. Au début du mois de septembre, Durand tente à nouveau d’organiser des négociations avec l’appui du maire et celui de Corneille Geeroms (Union des Syndicats).

7. RIXE MORTELLE QUAI D’ORLEANS (9 septembre au soir)

Les ouvriers en grève s’épuisent devant l’intransigeance du Syndicat des Négociants. La police est informée que des ouvriers ont décidé, en réunion, d’aller sur les lieux où quelques contremaîtres et ouvriers « faisaient œuvre de renégats » (renards) dans le but de les arrêter… La police veille… et ne constate aucune mise à exécution de ces velléités.

Le 9 septembre au soir éclate une rixe entre ivrognes, quai d’Orléans au Havre. Peu de temps après, Louis Dongé, chef de bordée non gréviste, meurt sous les coups de trois charbonniers grévistes, également ivres. Ils sont immédiatement interpellés.

Le lendemain, Jules Durand et Geeroms apprennent la nouvelle alors qu’ils ont un nouvel entretien avec le maire du Havre. La grève en est à son 23e jour et cette rixe mortelle en marque inéluctablement la fin.

8. LA PRESSE LOCALE CHAUFFE L’OPINION PUBLIQUE

Le lendemain, Le Havre Eclair titre « Barbarie » pour évoquer cette rixe d’ivrognes et désigne le syndicat des charbonniers comme responsable de cette « sanglante chasse aux renards ». La presse et les négociants expriment une immense compassion pour le charbonnier Dongé, dont la Compagnie Générale Transatlantique finance les funérailles.

9. AUDITION DE TEMOINS A LA TRANSAT

Le juge d’instruction Georges Vernis, à qui cette affaire vient d’être confiée, décide de se transporter immédiatement dans les locaux de la Transat pour procéder aux premiers interrogatoires. Dés le lendemain de la rixe mortelle, il entend, sur place, l’agent général Stanislas Ducrot, l’ingénieur Delarue ainsi que dix témoins, ouvriers charbonniers non grévistes qui dénoncent Jules Durand et les frères Boyer. Ils affirment unanimement que les syndicalistes auraient donné pour instruction au cours d’une assemblée générale de supprimer leur collègue Dongé.

10. ARRESTATION DE JULES DURAND, QUAI DE SAONE

Le 11 septembre au matin, la police arrête Jules Durand au domicile familial, quai de Saône. Serein, il part entre deux policiers en disant à ses proches qu’il sera de retour dans la journée. Les frères Boyer sont interpellés dans le même temps.

11. PREMIER FACE A FACE AVEC LE JUGE VERNYS

Jules Durand est escorté jusqu’au Tribunal de Grande Instance du Havre, Boulevard de Strasbourg. Il est présenté au juge d’instruction et inculpé de complicité d’assassinat, de même que les frères Boyer. Dans les familles comme au syndicat, c'est la stupéfaction.

12. JULES DURAND SE RETROUVE EN TAULE

Il est aussitôt écroué à la Prison de la rue Lesueur d’où il écrit ses premières lettres incrédules et confiantes à ses parents et à sa compagne Julia. Il ne comprend pas ce qu’il fait là, aux côtés des trois auteurs des coups mortels. Quelques jours plus tard, il reçoit la première visite de son père.

13. LE TRAVAIL REPREND SUR LE PORT

Les leaders du syndicat étant tous arrêtés, les ouvriers charbonniers, désemparés, reprennent le travail, le 14 septembre. Le port bloqué depuis trois semaines retrouve son activité, les navires leur rotation régulière et les armateurs leur prospérité.

14. PREMIERS INTERROGATOIRES DES AUTEURS DE LA RIXE MORTELLE

Couillandre, Mathien et Lefrançois, les trois charbonniers, mis en cause pour le meurtre de Dongé sont interrogés, mais aucun n’a de souvenirs précis sur les faits commis en état d’ivresse avancée. En revanche, ils disculpent clairement Jules Durand et les frères Boyer. Un autre charbonnier, Le Floch, confirme avoir eu en main le revolver de Dongé, ce qui corrobore les informations du Commissaire Henry selon lesquelles Dongé était probablement armé d’une telle arme. Mais cette piste sera vite abandonnée par le juge d’instruction. En revanche sur la base de témoignages hasardeux un quatrième charbonnier, Bauzin, est inculpé pour avoir participé à la rixe.

16. L’INTERVENTION DE MAITRE RENE COTY

Après intervention du maire du Havre, René Coty, conseiller municipal et jeune avocat de 28 ans, entre en scène pour assurer la défense du syndicaliste. Visites en prison, demande de mise en liberté rejetée, demande d’audition de témoins à décharge… Au total, Maître Coty a demandé que soient entendus 74 témoins, la police n’ayant pu en entendre que 51, 23 n’ayant pas été retrouvés.

17. LE TEMPS DES CONFRONTATIONS (10 octobre)

Dans le cabinet du juge, Jules Durand est confronté aux cadres de la Transat et aux dix charbonniers non grévistes, témoins à charge. Il clame son innocence et enrage de ne pas pouvoir poser des questions à ces témoins.

18. LE RAPPORT DE POLICE QUI DEMONTE L’ACCUSATION

Dans son rapport, le Chef de la Sûreté du Havre, M. Henry, affirme que la police dispose de mouchards présents dans tous les rassemblements syndicaux et que l’appel au meurtre dont est accusé Durand ne correspond ni à ses constats, ni à ses informations, ni au profil du secrétaire syndical bien connu de la police.

19. LA CAMPAGNE DE PRESSE ANTISYNDICALE FAIT RAGE

Hubert Falaize, rédacteur en chef du journal influent Le Havre Eclair se déchaîne et chauffe l’opinion publique contre les « fauteurs de trouble », les « dangereux anarchistes » et les « syndicalistes irresponsables ».

20. LE TRANSFERT VERS LA PRISON BONNE-NOUVELLE A ROUEN

Au terme d’une instruction menée au pas de charge, le juge Vernys clôture « son dossier » et le transmet à la Chambre de mise en accusation (Cour d’Appel de Rouen) qui décide le renvoi des sept détenus devant la Cour d‘Assises de Seine-Inférieure. Dès lors, les prisonniers sont transférés le 10 octobre du Havre à Rouen, en fourgon cellulaire.

21. OUVERTURE DU PROCES D’ASSISES

A peine plus de deux mois après l’arrestation de Durand et de ses compagnons, s’ouvre le 23 octobre le procès d’Assises. La presse se fait l’écho d’une très grande affluence au Palais de Justice de Rouen. Les journaux parisiens ont dépêché leurs meilleurs chroniqueurs pour l’affaire de l’assassinat du chef de bordée Dongé. Les sept accusés assis dans le box sont décrits par L’Echo de Paris comme des « charbonniers, pauvres diables ravagés par un dur labeur et plus encore par l’alcool, ils sont noirs, vêtus de guenilles noires, noires comme leur âme de brutes épaisses ».

22. TIRAGE AU SORT DES JURES

Au premier rang du public, une vingtaine d’hommes en redingotes attendent l’ouverture des débats, douze d’entre eux constitueront le jury. Au terme du tirage au sort, le jury est présidé par un médecin et composé de commerçants, artisans, rentiers, d’employés, cultivateur, d’un directeur d’usine et d'un ouvrier.

23. LA LECTURE DE L’ORDONNANCE DE MISE EN ACCUSATION

Le greffier donne lecture de l’acte d’accusation qui ne laisse subsister aucun doute quant au sens que l’accusation entend donner à la rixe. Selon les magistrats de la Cour d’Appel, il n’y a pas eu querelle d’ivrognes, mais une agression en règle de Dongé parce qu’il avait repris le travail, expédition punitive préméditée car mise aux voix par les chefs du syndicat des charbonniers au cours d’une réunion de grévistes.

24. LES TEMOINS A CHARGE « DEGUISES » PAR LA TRANSAT

A l’appel des témoins, Jules Durand et ses compagnons n’en croient par leurs yeux. Les témoins charbonniers, cités par l’accusation, sont tous vêtus de complets neufs, gilets, chemises blanches, cravates noires ou grises, chapeaux et bottines. On apprendra plus tard qu’ils ont été transportés, logés et nourris par la Compagnie Transatlantique. Sur les 65 témoins appelés à la barre, 52 sont cités par l’accusation.

25. LE SYNDICALISTE GEEROMS

Maître Coty demande que la Cour entende le témoignage de Corneille Geeroms, secrétaire de l’Union des syndicats du Havre, non cité. Le Président Mourral y fait droit tout en précisant « qu’il ne saurait être question de syndicat dans ce débatque ce sont des hommes qui sont jugés par une organisation ». Geeroms s’efforce de parler de la grève, de la vie des charbonniers, du contexte social et de l’attitude exemplaire du secrétaire Durand.

26. LA VEUVE DONGE PARTIE CIVILE

Sur le banc des parties civiles, la veuve Dongé est assistée par Maître Brack. A la surprise générale, cet avocat refusera de se faire l’auxiliaire de l’accusation et réclamera avant tout de permettre à cette mère de famille et à ses trois filles d’obtenir de justes réparations de la part de la Commune du Havre et de la Compagnie Générale Transatlantique, qui selon ses dires, n’ont pas su assurer la sécurité de son mari.

27. DES DEBATS JUDICIAIRES HOULEUX

Le contraste est saisissant entre les témoignages à charge de quelques charbonniers de la Transat qui persistent à dire que la disparition de Dongé a été mise aux voix par les grévistes et d’autres qui soulignent les incohérences de ce dossier et déclarent qu’une prime était offerte sur le port à qui témoignerait contre Durand.

Jules Durand parfois abattu, parfois révolté, s’impatiente, cherche le réconfort auprès de Julia et de son père, présents dans la salle. Il répète qu’il s’est toujours opposé à la violence, qu’il appelait ses camarades à supprimer la haine, les jalousies et l’alcool.

L’avocat général requiert les sanctions les plus graves à l’encontre des auteurs de l’assassinat de Dongé, vilipende les violences et meetings révolutionnaires. Il multiplie les allusions à la vague d’attentats anarchistes que la France connaît depuis quelques années et parle du « sabotage suprême », celui d’une vie humaine.

28. LA PLAIDOIERIE DE MAITRE COTY

Pendant 1 h 20, Maître Coty cherche à contrer l’accusation et plaide l’acquittement de son client : « J’affirme que Durand n’est pas un assassin, qu’il ne mérite ni l’échafaud dont il n’est pas question, ni le bagne auquel l’enverrait un verdict mitigé de circonstances atténuantes. Il a le droit à l’acquittement et vous l’acquitterez, Messieurs les jurés, au nom de la justice et au nom de l’ordre social. »

29. LES JURES DELIBERENT SUR LA CULPABILITE ET LES CIRCONSTANCES ATTENUANTES

Pendant deux heures, les jurés vont se retirer et délibérer, seuls, avec pour mission de répondre aux nombreuses questions portant sur la culpabilité des sept accusés et sur les circonstances atténuantes, qu'ils rejèteront pour le seul Durand.

30. LE VERDICT ET LA SURPRISE DES JURES

Au terme de ce délibéré, le président de la Cour d’assises prends connaissance des réponses des jurés et prononce en conséquence les peines prévues par le code d’instruction criminelle :

- Les trois auteurs des coups mortels (Mathien, Couillandre et Lefrançois) sont déclarés coupables avec le bénéfice des circonstances atténuantes et condamnés respectivement à 15, 8 et 8 ans de travaux forcés suivis de la relégation.

- Bauzin est acquitté de même que les deux frères Boyer.

- Jules Durand, déclaré coupable de complicité d’assassinat sans circonstance atténuante est condamné à la peine de mort, l’exécution devant avoir lieu sur une place publique de Rouen.

A l’énnoncé du verdict, les jurés sont fort surpris. Ils ne s’attendaient pas à une condamnation à mort, n’ayant pas bien compris l’enjeu de leurs réponses. Ils demandent de reprendre leurs délibérations et, suites au refus de la Cour, signent collectivement un recours en grâce, aussitôt adressé au Garde des Sceaux.

31. PREMIERE CRISE DE DEMENCE DE JULES DURAND

En entendant le verdict, Jules Durand, s’écrie : « Je n’ai jamais dit de tuer Dongé, vous condamnez un innocent !». Dans la salle, sa compagne s’évanouit et Jules Durand s’écroule sur le parquet du box, en proie à une véritable crise de nerfs. Inanimé, il est transporté vers le fourgon. L’affaire Dongé est terminée, l’affaire Durand commence…

32. LE PERE DE DURAND SE JETTE SUR LES RAILS EN GARE DE ROUEN

Fou de douleur, Gustave Durand tente de se précipiter sous un train avant d’être sauvé par ses compagnons. A son retour au Havre, quai de Saône, il retrouve une famille accablée par le chagrin. Quelque temps plus tard, il perdra son emploi sur le port.

33. QUARTIER DES CONDAMNES A MORT

Lorsqu’il reprend connaissance, Jules Durand, se retrouve au sol dans une cellule du quartier des condamnés à mort, fers aux mains et aux pieds. Isolé de tous.

34. MOBILISATION SYNDICALE

Au Havre, où les journaux viennent de rendre public le verdict, l’émotion est vive. Dans les locaux de la Maison du Peuple, les responsables syndicaux rédigent à la hâte les tracts et affiches appelants au grand meeting du lendemain. Dès le 27 novembre, des affiches intitulées « Une Honte » et « Debout » recouvrent les murs de la ville. La Ligue des Droits de l’Homme mobilise aussi et appelle tous les citoyens à « sauver Durand ». A l’initiative de la CGT, un meeting réunit 4 000 personnes à Franklin.

Des mouvements de solidarité naissent dans de nombreux ports, comme à Londres, à Chicago, à Anvers, à Barcelone… où les mouvements ouvriers tiennent à apporter leur soutien au camarade Durand.

35. LES PARLEMENTAIRES SE MOBILISENT

Jusque dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale, l’affaire Durand fait l’objet de débats. Sous l’impulsion du député radical Paul Meunier, la requête en grâce en faveur de Durand est signée par 200 députés et adressée au président Fallières. En dépit du rejet du pourvoi par la Cour de Cassation, la mobilisation s'intensifie. Au Havre comme ailleurs, se créent des comités de défense réclamant la révision du procès. Les notables locaux comme le maire Genestal, le député Siegfried se déclarent favorables à la révision.

36. JAURES PRENDS LA TETE DE LA CAMPAGNE POUR LA GRACE

Dans le journal L’Humanité, Jaurès proteste avec véhémence contre le verdict de Rouen, symbole de cette justice de classe qu’il combat. Dans les colonnes du journal dont il est le rédacteur, tous les intellectuels de l’époque prennent fait et cause pour l’innocent Durand. Nombreux sont les observateurs à établir le parallèle avec l’injuste condamnation du capitaine Dreyfus en qualifiant la condamnation à mort de Durand d’« affaire Dreyfus du pauvre ».

37. RENE COTY EST RECU A L’ELYSEE

Le 31 décembre 1910, René Coty, accompagné de M. Genestal, maire du Havre, est reçu en audience, à l’Elysée, par Armand Fallières, Président de la République. Il plaide à nouveau en faveur de Durand.

38. LA GRACE PARTIELLE DU 31 DECEMBRE 1910

Tous les Havrais apprennent le lendemain matin la nouvelle qui fait la une du Havre Eclair : « La peine de Durand commuée en sept ans de réclusion. »

Informé de cette décision présidentielle, Jules Durand est aussitôt transféré au quartier des droits communs en attente du prochain convoi de bagnards. Du fond de sa cellule, il écrit à ses proches : « Sept ans c’est encore trop pour un innocent. »

39. LA CAMPAGNE POUR LA REVISON DU PROCES SE POURSUIT

Au Havre, le Comité de défense pour la révision du procès de Jules Durand poursuit son combat. Le député Meunier refait l’instruction de l’affaire à la Bourse du Travail et entend des dizaines de témoins dont certains qui n’ont jamais été auditionnés entendus au cours de l’instruction. Il constate la rétractation partielle des témoins Delarue et Lepretre, en présence du rédacteur du journal parisien Le Matin.

40. LA CONTRE-ENQUETE REVELE DE FAUX TEMOIGNAGES

Le 15 janvier 1911, l’avocat général commence l’enquête officieuse (secrète et non contradictoire) dans un climat de mobilisation générale et de controverse (premières révélations de la LDH sur la rémunération des témoins par la Transat !)

41. DEBATS TENDUS A L’ASSEMBLEE NATIONALE

Le 10 février 1911, Paul Meunier dépose une question orale à la Chambre des députés. Il demande les suites qu’entend donner le Garde des Sceaux à la seconde demande en grâce déposée par Jules Durand. Il révèle alors le contenu du rapport secret commandé par le maire du Havre en décembre 1910 au chef de la Sûreté du Havre (cf. rapport du 29 décembre 1910).

Les débats sont très tendus à l’Assemblée, les cicatrices politiques laissées par l’Affaire Dreyfus ne sont pas toutes refermées, le député radical Meunier soutenu par toute la Gauche insiste et demande au Garde des Sceaux, Théodore Girard, de répondre à son droit d’interpellation. Finalement, le Président du Conseil Aristide Briand parvient à contrer habilement cette initiative.

42. 15 FEVRIER : DURAND EST LIBERE

Les débats au sommet ne laissent pas de marbre la Chancellerie. Le 15 février 1911, le ministre de la Justice donne l’ordre, au vu de l’état de santé du condamné, de suspendre la détention de Jules Durand. Le directeur de la prison Bonne-Nouvelle de Rouen est informé par télégramme. La Cour de Cassation est désormais saisie d’une requête en révision.

A 6 heures du matin, Durand refuse de sortir de sa cellule en dépit de plusieurs tentatives de conciliation de la part du directeur. Il exige la présence de ses parents ou d’amis sûrs. Un télégramme est alors adressé à sa famille et à Paul Meunier. A 15h, il sort finalement au bras de son père. Tous les présents sont surpris par son état, prostré, hébété, méfiant. Il a tellement maigri qu’il doit tenir à deux mains son pantalon.

43. LE RETOUR TRIOMPHAL AU HAVRE

Durand a droit à un accueil triomphal en gare du Havre, en présence du maire, des conseillers, des membres du Comité de défense, des syndicats et de la LDH. Une foule immense se presse au son de la fanfare municipale, agitant des drapeaux rouges et noirs et criant : « Vive Durand ». Il est porté en triomphe.

44. MEETING A LA MAISON DU PEUPLE

Pas loin de là, des milliers de personnes se réunissent à la Maison du Peuple.

Durand est acclamé, ovationné. Aux côtés des leaders syndicaux assis à la tribune, il bredouille : « Camarades, mes camarades… Camarades, mes enfants… Aimez-vous, aimez-vous les uns les autres… comme je vous ai aimés… » Il n’arrive pas à parler davantage et éclate en sanglots devant une assemblée stupéfaite.

45. DURAND PARMI LES SIENS, QUAI DE SAONE

Jules Durand retrouve ses parents, sa compagne, la maison familiale, quai de Saône et son élevage de pigeons. Le 14 mars 1911, Julia donne naissance à sa fille Juliette, mais Jules Durand semble indifférent à cet événement, distant. Il s’isole et se lève la nuit pour égorger ses oiseaux. Peu à peu, ses crises répétées inquiètent ses proches, il devient un danger pour lui-même et sa famille.

46. AVRIL 1911 : L’INTERNEMENT A L’ASILE PSYCHIATRIQUE

Début avril 1911, il est interné à l’hôpital du Havre puis transféré à l’asile (d’aliénés) de Quatre Mares à Sotteville-lès-Rouen où le médecin qui l’accueille n’est autre que le Docteur Lallemand, ex-président du jury de la Cour d’Assises l’ayant condamné à mort. Le premier diagnostic conclu à un « état de confusion mentale avec des idées mystiques et alternatives d’agitation et de calme… »

Dans le même temps, au bagne de St Martin-du-Ré, le charbonnier Edouard Mathien, condamné à 15 ans de travaux forcés, se suicide.

47. LES EXPERTS SE DIVISENT SUR L’ETAT MENTAL DE DURAND

La maladie mentale de Durand constitue un nouvel obstacle à la révision car le cas d’aliénation du demandeur n’est nullement prévu par la loi pénale. La Commission de révision ordonne alors une nouvelle expertise sur son état mental. Une bataille d’experts commence, Jules Durand est même transféré en septembre à l’asile Sainte-Anne à Paris, pour être à nouveau examiné par les experts psychiatres les plus réputés.

48. 9 août 1912 : LA CONDAMNATION DE DURAND EST ANNULEE

Sur la base du rapport impartial du magistrat Herbeaux, conseiller à la Cour d’Appel de Rouen, rétablissant la vérité et reconnaissant les erreurs commises au cours de l’instruction, la Cour de Cassation annule l’arrêt de la Cour d’Assises de Rouen du 25 novembre 1910. Il s’agit d’une victoire de taille pour les défenseurs de Durand.

Curieusement, la Cour de Cassation suit les réquisitions de l’avocat général, et ordonne de ne pas poursuivre les auteurs de faux témoignages. La Compagnie Générale Transatlantique s’en sort bien.

49. 1917 : UNE LOI DE CIRCONSTANCES

Si la condamnation à mort est annulée, l’innocence de Durand n’est toujours pas reconnue ! Un vide juridique empêche la tenue d’un nouveau procès. Le 19 juillet 1917, le député Paul Meunier retourne devant la Chambre des Députés et soutient un projet de loi, déposé par le député du Havre Jules Siegfried. Il s’agit de modifier le Code d’Instruction Criminelle afin de pouvoir rejuger un accusé ayant perdu la raison.

50. JUIN 1918 : JULES DURAND DEFINITIVEMENT INNOCENTE

Le 15 juin 1918, la Cour de Cassation acquitte définitivement Jules Durand. Celui-ci est toujours enfermé à l’asile des Quatre Mares, soumis au régime des indigents (la Mairie du Havre et l’Etat se renvoyant la balle pour les frais d’hospitalisation !), asile où il mourra le 20 février 1926

Son père est décédé depuis le 22 mai 1913 et sa mère a été admise, peu de temps avant, à l’hospice du Havre dans la salle de grabataires.