Jean-Pierre Castelain, "La réhabilitation judiciaire de Jules Durand: un combat contre l'oubli, pour la mémoire et la vérité", Association française pour l'histoire de la Justice. Histoire de la justice, 2020/1 N° 30 - L'intervention orale mise en forme et publiée

[La revue Histoire de la Justice, éditée par l'Association française pour l'histoire de la justice, publie dans son premier numéro de 2020 la version corrigée de la communication, au nom des Amis de Jules Durand, de Jean-Pierre Castelain, président des AJD, faite au colloque de l'AFHJ tenu le  18 juin 2018 dans les locaux de la Cour de Cassation à Paris. En voici le texte.]

 

La réhabilitation judiciaire de Jules Durand : un combat contre l’oubli, pour la mémoire et la vérité

Jean-Pierre Castelain,

Président des Amis de Jules Durand (1)

 

Les Amis de Jules Durand sont toujours satisfaits que des journées d’études lui soient consacrées. Je rappellerai ici ce qui nous semble essentiel pour la connaissance de ce que l’on appelle communément « l’affaire Durand », avec, en toile de fond, une préoccupation qui ne sera probablement pas abordée aujourd’hui : la nécessité de différencier ce qui doit relever d’une recherche rigoureuse, documentée et sans aucun tabou, de ce qui relève d’opérations de communication ou autres de ce genre.

 

L’affaire Durand – 1910-1918 – est un processus judiciaire qui s’est étalé sur près de huit ans :

– un arrêt de la cour d’assises de la Seine-Inférieure et sept arrêts de la Cour de cassation ;

– la condamnation à mort d’un innocent, Jules Durand, ouvrier charbonnier, secrétaire du Syndicat des ouvriers dockers-charbonniers du Port du Havre ;

– le rejet d’un pourvoi en cassation ;

– une grâce présidentielle ;

– une commutation de peine ;

– une mécanique juridique complexe et chaotique, de l’annulation de l’arrêt de mort à la révision, puis au prononcé de l’innocence de Jules Durand ;

– d’innombrables procédures et actes juridiques, dont la modification législative d’un article du Code d’instruction criminelle ; – une multitude d’acteurs directement impliqués (magistrats, avocats, président de la République, ministres de la Justice, députés, etc.).

 

Malgré cela, pendant cent ans et aujourd’hui encore, aucune trace dans l’histoire de la justice française tant officielle qu’académique. Aucun travail de fond, aucune recherche, ni du monde judiciaire ni du monde universitaire, pour éclairer le rôle et l’action de la justice.

Pourquoi ce silence : indifférence, désintérêt, freins, obstacles ? Silence, parce que cette affaire concerne un obscur jeune ouvrier docker-charbonnier havrais, de surcroît syndicaliste ? Silence parce que des magistrats se sont fait acteurs ou complices d’une machination patronale ? Silence parce que cette machination et cette condamnation ont rendu Jules Durand « fou » ?

 

Pour les Amis de Jules Durand, œuvrer à la réhabilitation judiciaire publique de Jules Durand, c’est, en s’attachant aux dimensions historique, juridique, socio - logique, politique et culturelle, décortiquer, analyser, rendre intelligible, lisible et visible l’intégralité du processus judiciaire :

 

Comment la justice a-t-elle été rendue à l’égard de Jules Durand, sur quels fondements juridiques, sur quels autres fondements?

 

Pourquoi la justice a-t-elle été rendue ainsi ? Quelles sont les erreurs et les fautes professionnelles commises par certains magistrats et pourquoi ? Comment s’est construit le processus de reconnaissance de l’innocence ? Comment a fonctionné ou dysfonctionné l’appareil judiciaire ? Quels ont été les freins, les impulsions en son sein, les pressions extérieures, l’impact du contexte historique et de la qualité de l’accusé Durand ?

 

Pourquoi le processus judiciaire a-t-il été si rapide jusqu’à l’arrêt de cour d’assises, puis si long jusqu’à la reconnaissance de l’innocence ? Comment comprendre certaines décisions de la Cour de cassation qui ont eu pour effet de retarder le processus, comme par exemple l’arrêt du 8 juillet 1911 (2). Pourquoi la Cour de cassation qui a su se montrer audacieuse en d’autres occasions, ne l’a-t-elle pas été le 5 février 1914 (3) ?

 

Qui sont ces hommes, magistrats, très nombreux, expérimentés, qui ont œuvré individuellement et collégialement pendant ces sept ans et neuf mois ? De quelles compétences professionnelles sont-ils porteurs ? Quelle conception criminologique mettent-ils en œuvre ? Quels éléments de leur éthique professionnelle convoquent-ils ou pas ? Que disent leurs actes de leurs représentations, de leurs valeurs ? Dans quels réseaux institutionnels et sociaux évoluent-ils ?

 

Que disent des caractéristiques de la justice dans l’affaire Durand, ce que nous savons des rapports, instructions, réquisitoire, contre-enquêtes, présidences des magistrats, Louis Gensoul, Georges Vernis, Henri Destable, Casimir Mourral, Raoul Bazenet, Manuel-Achille Baudouin, Jules Herbaux, Alphonse Bard, Louis Sarrut, André Boulloche, Alfred Delrieu, Pierre Boulloche et de bien d’autres ?

 

Pourquoi le prononcé de l’innocence ne s’est-il pas accompagné d’une digne prise en charge financière de Jules Durand, à court et à long terme ? Pourquoi l’incontestable préjudice moral et matériel n’a-t-il pas été reconnu et réparé le 15 juin 1918, par la Cour de cassation ?

 

Comment Jules Durand a-t-il été défendu ? De quels moyens juridiques ses avocats, Me René Coty, Mes Raynal et Henry Mornard ont-ils usés ? Ces moyens étaient-ils adaptés, quelle en a été l’efficacité ? Avant de perdre la raison, que pensait Jules Durand de sa défense ?

 

Quelles hypothèses juridiques et autres peuvent être posées quant à l’absence de poursuites à l’encontre des auteurs des faux témoignages à charge, et des agents de la Compagnie générale transatlantique au Havre, instigateurs de la machination contre Durand ?

 

Si le débat le permet, je poserai d’autres questions. Maintenant, provisoirement, une dernière. Il est parfois question de l’instrumentalisation de la justice par le patronat, par les auteurs de la machination contre Jules Durand ; peut-on réellement supposer que des magistrats se soient laissé manipuler malgré eux, sans en avoir conscience ? Ou alors, faut-il parler de connivence ?

 

L’association des Amis de Jules Durand pensait que, toutes proportions gardées, l’esprit, la volonté, l’engagement et l’exigence intellectuelle qui avaient soufflé sur 2006 pour le centenaire du prononcé de l’innocence du capitaine Dreyfus, souffleraient sur 2018 pour le centenaire de l’innocence de Jules Durand.

 

À défaut, ou en complément, les Amis de Jules Durand souhaitaient que des collaborations, fructueuses et respectueuses de chaque partenaire, entre des associations engagées dans la cause de Jules Durand, des chercheurs, le Syndicat des ouvriers dockers du Port du Havre, permettent d’éclairer et d’enrichir l’intelligibilité et les connaissances relatives à « La justice dans l’affaire Durand », afin de contribuer à la réhabilitation judiciaire publique de Jules Durand.

 

Cent ans n’ont apparemment pas suffi pour que ce thème De la justice dans l’affaire Durand soit à l’agenda d’un travail historique et scientifique, porté de manière collaborative, par les autorités judiciaires, des spécialistes de l’histoire de la justice, des chercheurs et des acteurs de la société civile avertis, éclairés et impliqués.

 

2018 aura au moins eu le mérite de mettre au grand jour la persistance de ces blocages centenaires, de fond et de méthode. Si l’année 2018 est à cet égard un rendez-vous manqué, souhaitons qu’elle soit un déclic pour une prise de conscience de l’importance de ce thème et de ses enjeux.

 

Jules Durand avait une confiance totale en la justice. Quelques jours avant le procès d’assises de Rouen, il écrit à son père (4) : « La cour d’assises s’apercevra bien que ce n’est que mensonges. » Il se dit « heureux car je vais pouvoir démontrer que toute cette affaire ressort d’un parti pris contre les doctrines syndicales. »

 

Mais cette confiance a été trahie. Deux jours après le verdict de mort, dans une lettre à Julia Carouge, sa compagne, il analyse, avec une grande lucidité, le déroulement du procès d’assises et exprime son incrédulité face au fonctionnement de la justice : « Réellement, je n’aurais jamais pensé cela », écrit-il. Le 15 janvier 1911, alors que les preuves de son innocence s’accumulent, c’est une confiance modérée et prudente en la justice qu’il exprime : « J’ose espérer que justice me sera rendue », écrit-il à Julia.

 

Cent ans plus tard, il est urgent de fournir à cet homme et à ses descendants toutes les analyses, toutes les explications sur les caractéristiques de la justice rendue à son endroit, sur les raisons et les fondements de l’ensemble de ces décisions judiciaires.

 

C’est pourquoi, aujourd’hui, contribuer à la réhabilitation publique de Jules Durand, ce n’est pas célébrer en soi la réhabilitation judiciaire fondée sur le prononcé de son innocence, mais c’est accepter d’entrer dans le vif de l’intégralité du processus judiciaire, depuis l’instant de son arrestation, et de se donner les moyens d’une analyse complète, scientifique, pluridisciplinaire et partenariale.

 

L’association des Amis de Jules Durand s’engage à poursuivre avec persévérance son action en ce sens ; ainsi, sur notre site internet (5), nous publions De la justice dans l’affaire Durand, un document d’information, de questionnement et d’analyse, rédigé par Christiane Marzelier, invitation à un travail historique et scientifique collectif qui reste à conduire. Cent ans après le prononcé de son innocence par la Cour de cassation, la réhabilitation judiciaire de Jules Durand est et reste un combat contre l’oubli, pour la mémoire et la vérité. Cette réhabilitation ne peut pas être que morale et mémorielle. Pour être complète, véritable et publique, elle doit reposer sur un travail historique et scientifique portant sur la totalité et les multiples composantes du processus judiciaire, et ce afin que l’affaire Durand n’ait pas qu’une place subalterne dans l’histoire de la justice.

 

Le 15 juin 2018, le retour de Jules Durand sur son « quai au charbon », grâce à une sculpture d’Hervé Delamare, et la publication de ses lettres de prison (6) célébraient publiquement le centenaire de l’arrêt de réhabilitation : Jules Durand a retrouvé l’espace des quais et de la ville ; ses mots sont accessibles à tous. Il convient de continuer l’entreprise commencée en 2013 avec les Journées Jules Durand à l’université du Havre, dans l’amphithéâtre qui porte son nom. Après cet aprèsmidi dans les murs de la Cour de cassation, peut-être pourrons-nous poursuivre dans une collaboration plus étroite.

 

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Notes

1. Merci à Christiane Marzelier, membre de l’association des Amis de Jules Durand : ce texte lui doit beaucoup.

2. Arrêt ordonnant une expertise médicale de Jules Durand.

3. Arrêt d’irrecevabilité des réquisitions du procureur général, tendant au jugement de l’affaire Durand au fond et sans renvoi.

4. Lettre du 16 novembre 1910.

5. Disponible à cette adresse : https://www.julesdurand.fr/accueil-jules-durand-rehabilitation-publique-2018/ de-la-justice-dans-l-affaire-durand.

6. Jules Durand. Lettres de prison, Paris, l’Harmattan, 2018. Cette édition a été préparée par C. Marzelier et J.-P. Castelain, avec des contributions de J. Andras, J. Barzman, J. Boennec, H. Delamare, N. Eprendre, A. Gouiffes, C. Louvet, M. Perrot, E. Pignon-Ernest, G. Prunier.