Jean Jaurès
défenseur de Jules
Durand
extrait du Livre "LE GRAND JAURES" de Max Gallo (Robert Laffond)
.../..."Sur ce front social, Jaurès menait la bataille. Le 17 décembre, il parlait à Paris devant plus de 6.000 personnes. Discours passioné pour dénoncer une "seconde Affaire Dreyfus", la condamnation à mort par un jury de "bourgeois", du secrétaire du comité de grève des dockers du Havre, Jules Durand, accusé d'avoir assailli un chef d'équipe "jaune". Jaurès décortique le dossier dans une série d'articles de l'Humanité, lance un appel aux intéllectuels, à tous ceux qui avaient pris parti pour Dreyfus. Andler, Lucien Herr, Marcel Hauss, Anatole France demandent au Président de la République la grâce et la révision. Anatole France adresse un message lors du meeting où parle Jaurès : "Il dépend de vous que Durand, innocent, soit rendu à la liberté...Prolétaires français, saurez-vous donc jamais vous organiser puissamment comme on voit partout ailleurs dans le monde entier s'organiser l'armèe ouvrière ? "
Jaurès va plus loin. Il voudrait qu'Anatole France publie un texte dans l'Humanité. Il écrit à l'auteur de Crainquebille :
"Villefranche d'Albigeois
Mon cher maître et ami,
Vous nous feriez grand plaisir - et vous feriez un grand bien - si vous nous adressiez un article sur l'Affaire Durand. Le mouvement prendra par là plus d'ampleur. Je crois que l'enquête et les parties du dossier que j'ai publiées dans l'Humanité suffisent à montrer qu'il y a là un des cas les plus violents et les plus ineptes de la "justice de classe" que l'on puisse imaginer.
C'est du Crainquebille mais poussé au tragique et au systématique.
J'aurai grande joie à venir vous voir sous huitaine à Paris.
Mais si vous le pouvez, envoyez-nous l'article tout de suite. "
Jean Jaurès
Anatole France n'écrivit pas l'article. Mais la campagne avait porté. Durand fut libéré : il avait perdu la raison en prison.
Cette affaire tragique illustrait pour Jaurès le climat de provocation et de réaction qui caractérisait le gouvernement Briand."
.../....
Trois jours seulement après le condamnation à mort du charbonnier syndicaliste Durand, Jaurès dénonce, le 28 novembre 1910, dans le colonnes de l'Humanité, ce verdict scandaleux qui "porte au coeur même du prolétariat la menace et l'épouvante".
En prenant ainsi la tête de la campagne pour la grâce de Jules Durand et la révision de son proçès, le député du Tarn, ignorait qu'il s'agissait de la plus grande erreur judiciaire que connaîtra le XXè siècle !
Avec opiniatreté, Jaurès rédigera des dizaines d'éditoriaux dans son journal l'Humanité (cf. "les journaux de 1910"). Il y démontera notammant chacune des preuves retenues contre l'innocent Durand par la Cour d'Assises de Rouen, comme il l'avait fait si justement pour l'affaire Dreyfus, quelques années auparavant. Jaurès présidera également plusieurs meetings en faveur de la libération de Durand. Il mettra en lumière la partialité de la justice et la machination de la Compagnie Générale Transatlantique, jamais inquietée dans cette affaire. Il interpellera le Gouvernement sur la lenteur de la procédure de révision.
Hélas, assassiné le 31 juillet 1914, Jean Jaurés ne put poursuivre ce combat pour la Justice, combat auquel sa voix, sa fougue et sa détermination manqueront cruellement.
Dés la condanmation à mort de Durand, c'est la stupéfaction à Rouen, au Havre et à Paris.
Jusque dans l’hémicycle de la Chambre des Députés, l’affaire Durand fait l’objet de débats. Sous l’impulsion de Jean Jaurès et du
député radical Paul Meunier, la requête en grâce en faveur de Durand est signée par 200 députés et adressée au président de la République. Partout en France, se créent des comités de défense
réclamant la révision du procès.
Dans le journal l’Humanité, tous les intellectuels de l’époque prennent fait et cause pour l’innocent Durand. Nombreux sont les observateurs à faire le parallèle avec l’injuste condamnation du capitaine Dreyfus et à souligner l'inégalité de traitement entre l'officier et l'ouvrier.
Editorial de l’Humanité du 5 décembre 1910
L’ERREUR JUDICIAIRE
Le jury de Rouen s'est manifestement trompé. Non seulement il s'est mépris sur l'application de la peine puisqu'il a été stupéfait quand il a appris que par son verdict il venait de frapper Durand à mort mais il a condamné un innocent.
Durand est condamné, sans circonstances atténuantes; comme complice du meurtre de Dongé, tué le 9 septembre, vers neuf heures du soir, en un des points les plus mal famés des quais du Havre, dans une sinistre bagarre d'ivrognes. Quel est donc le fait à lui reproché ? Personne ne prétend qu'il ait participé à la scène du meurtre. Personne ne prétend qu'il y ait assisté. Personne ne prétend qu'il ait été prévenu que l'attentat allait avoir lieu, ou qu'il ait donné aux meurtriers, personnellement, des instructions. Non : la seule chose qu'on lui impute, c'est d'avoir, environ trois semaines avant le meurtre, présidant une réunion de cinq ou six cents grévistes syndiqués, donné le conseil de mettre Dongé à mort, d'avoir soumis cette proposition à l'assemblée qui la vota à l'unanimité, et d'avoir ensuite désigné une vingtaine de grévistes pour la mettre à exécution.
Voilà le crime qui lui est imputé. Voilà pourquoi il a été condamné comme complice du meurtre. Et jamais accusation plus absurde ne fut portée contre un homme. Jamais plus saisissant exemple ne fut donné du degré d'aberration où le parti-pris des luttes sociales et les paniques savamment provoquées peuvent conduire les esprits. J'ai interrogé à ce sujet des députés d'opinions très diverses. Il n'en est pas un qui ne considère cette accusation comme sinistrement ridicule.
Durand n'était pas ivre Durand ne boit pas. Il est même un des trop rares ouvriers du Havre qui, frappés des effroyables ravages que l'alcool exerce sur la classe ouvrière de cette ville, luttent constamment et systématiquement contre l'alcoolisme. Il donne l'exemple de la sobriété. Il n'y a dans sa vie aucun désordre. Depuis que sa femme a quitté le domicile conjugal, il est allé vivre auprès de son père, un des contremaîtres les plus estimés du Havre, et tous les témoins attestent la régularité et la dignité de sa vie, toute de travail et de propagande désintéressée. Comment cet homme, aurait-îl pu de sang-froid, en pleine possession de lui-même, proposer un meurtre à six cents hommes rassemblés et organiser publiquement ce meurtre ? Les mêmes témoins qui l'accusent, et qui tiennent d'ailleurs les propos les plus incohérents et les plus contradictoires, prétendent qu'à plusieurs reprises il a dit : « Surtout ne répétez pas que c'est moi qui conseille cela, car vous me feriez attraper deux ans de prison » ou encore « Vous me comprenez sans que j'aie besoin d'en dire davantage, car je sais qu'il y a ici des mouchards ». En tout cas il ne pouvait pas ignorer qu'une décision aussi abominable, qu'un vote aussi monstrueux, qu'une procédure aussi sauvage ne pouvaient pas rester connus.
Le lendemain, toute la ville du Havre en parlerait. Le lendemain, un rapport de police mettrait le parquet en mouvement et les ouvriers eux-mêmes, jasant dans les cabarets, livreraient à tous ce secret formidable; pour que Durand fit une proposition pareille, pour qu'il mît aux voix, tranquillement la mort d'un homme, il aurait fallu qu'il fût en pleine folie. Et l'assemblée à laquelle il s'adressait ? D'après les accusateurs, les cinq ou six cents ouvriers présents ont voté la mort de Durand. Ils l'ont votée à l'unanimité, à l'exception d'un seul assistant, qui « était sourd ». Quoi ! parmi ces six cents hommes, il ne s'en est pas trouvé un seul qui ait été révolté par la proposition criminelle ? Il ne s'en est pas trouvé un seul qui ait été tout au moins effrayé de la responsabilité terrible qu'assumait l'assemblée, qu'assumait le bureau ? Non, c'est sans résistance, c'est sans émotion, c'est sans débat, comme si on expédiait une formalité de la vie syndicale, que six cents hommes décrètent l'assassinat d'un autre homme.
Mais ce n'est pas tout, car en étudiant ce dossier que j'ai lu d'un bout à l'autre avec le plus grand soin, j'allais d'étonnement en étonnement.
Cette aberration sinistre du meurtre public, ce n'est pas seulement contre Dongé qu'elle a été commise. D'après la petite équipe de jaunes qui, dans des conditions que je dirai, a produit l'accusation, ce n'est pas seulement la mort de Dongé que les grévistes ont votée. Durand a fait voter
aussi la mort de Théophile Leblond. Il a fait voter aussi, à une autre séance, toujours sans la moindre résistance, toujours avec la même unanimité, la mort de Jules Argentin. Un des témoins ajoute même, comme pour faire éclater l'étendue du malentendu lugubre ou de la manœuvre scélérate dont Durand a été la victime, qu’Il a fait voter la mort de tous ceux qui travaillaient».
Ainsi la machine à condamner, la machine à assassiner fonctionnait pour ainsi dire régulièrement, à chacune des réunions des grévistes. Et Durand sans s'émouvoir, sans s'inquiéter des indiscrétions certaines, tournait, sous les yeux de tous, la manivelle de meurtre ! Et la police ne savait rien ! Et la magistrature n'intervenait pas ! Et la Compagnie transatlantique ne s'émouvait pas de la procédure d'assassinat publiquement organisée contre les ouvriers restés, au travail ! Et les témoins à charge ont attendu trois, semaines, ils ont attendu que Dongé fût tombé dans une bagarre de brutes ivres, pour se souvenir qu'ils avaient assisté à ces procédures insensées !
Jamais cervelle de jury n'a accueilli, sous la suggestion de journaux furieux de réaction, un cauchemar plus absurde. Mais comment se fait-il, s'il y avait eu en effet une décision d'assassinat et une organisation, d'assassinat, que Dongé ait été frappé précisément par des hommes qui jamais ne firent partie des prétendues commissions désignées par les grévistes pour l'exécution du meurtre ? Comment se fait-il que Leblond et Argentin, voués à la mort; comme Dongé, n'aient jamais, été inquiétés ? Comment se fait il que Leblond, qui tous les jours quittait le bateau où il travaillait pour aller en ville, accompagné de son seul beau-frère,- et qui traversait les groupes de grévistes, ait reconnu à l’instruction qu'il n'avait été, de la part des ouvriers, l'objet d'aucune violence et même d'aucune menace ?
Mais il y a dans l'accusation un autre trait incroyable. S'il était vrai, comme le dit la petite équipe d'accusateurs que les agents de la Transatlantique ont conduite au juge et dont le témoignage insensé a perdu Durand, s'il était vrai que la mort de trois hommes avait été résolue et qu'une commission avait été nommée pour les frapper en effet, il semble vraiment que cette commission aurait due être désignée en secret. La nommer publiquement, faire connaître à tous, et aux victimes désignées elles-mêmes, les hommes chargés de frapper c'est du délire. Non seulement les magistrats savent par là, s'il se commet un crime, quels sont ceux qui doivent être recherchés mais ceux mêmes que l'on veut atteindre sont mis plus particulièrement en garde contre le péril qui leur vient de telle personne déterminée et connue. J'ai presque honte de dire ces choses, tant elles sont évidentes, et c'est vraiment une tristesse d'être obligé de discuter un verdict qui n'est qu'une divagation de l'esprit et un mauvais rêve de la haine. Mais enfin cette commission d'assassinat elle était, d'après les témoins d'accusation, constituée publiquement. Bien mieux, Durand faisait défiler un à un devant la tribune du bureau, tous ces Saltabadels de la grève, mais des Saltabadels qui, eux, opéraient au grand jour. Il faisait l'appel des noms, de telle sorte que tous dans l'assemblée les ennemis, les mouchards, les bavards, les alcooliques, incapables de garder une minute un secret, tous connaissaient les noms, les visages des assassins désignés. Cela est si vrai que les témoins à charge les nomment. Argentin le principal dénonciateur, déclare : « Durand les a fait ensuite défiler devant l'assemblée. Parmi ces vingt hommes je puis vous citer les nommés Mutel, Bunel, Capet, Delange et un autre qu’ on appelle Moussu. »
Le témoin Leprêtre Auguste dépose : «Parmi les vingt individus qui ont été désignes, je puis vous citer Joseph Bunel, Croisy fîls, Morel, dit Moussu, François Fourdin, Mutel, Capet, Delange et Hainault.»
C'était la revue publique des assassins mandatés. Notez que, d'après les mêmes accusateurs, Durand, le même Durand qui exhibait ainsi son, comité d'égorgeurs, recommandait à ces hommes « d'entourer tous ensemble celui qu'ils frapperaient et de Frapper tous ensemble, afin que, le coup fait, on ne puisse pas reconnaître qui avait frappé. » Belle précaution pour un homme qui commence par faire défiler ses exécuteurs sous les yeux de six cents témoins et qui fait l'appel public de leurs noms !
Ah oui il a fallu un parti-pris étrange, et le dessein bien arrêté d'impliquer Durand, secrétaire du syndicat, et le syndicat lui-même, pour qu'une accusation aussi inepte ait pu se produire. Et c'est cette accusation scélérate et imbécile qui a abouti à un verdict de mort. J’espère que les premiers sons de cloche qui ont été donnés déjà ont suffi à avertir l'opinion, à éveiller l'attention de tous les hommes soucieux de justice.
Ce n'est pas seulement l'échafaud qui serait un crime contre Durand
c'est le bagne. Il est innocent, pleinement innocent.
J'entrerai dans quelques jours, dans le détail des témoignages à charge. Je les citerai d'abord textuellement, et il sera à peine besoin d'un commentaire pour en montrer le néant, l'absurdité. Je montrerai le malentendu fondamental qui est à la base de l'accusation et Je suis sûr que tous, les
Honnêtes gens nous aideront à obtenir justice. Et la justice, c'est en attendant la révision nécessaire et urgente, la grâce entière de l'innocent condamné.
JEAN JAURES